Dans son nouveau projet, Be Heintzman Hope imagine trois projets distincts qui entretiennent des conversations entre eux. D’abord, il y a Switch (meditations on crying) : un solo duquel se dégagent sensualité et violence. Puis, il y a Poetics to Activate the Technology of the Body: des vidéodanses qui reprennent la poétique des méditations guidées. Enfin, il y a Nurse Tree : une installation vivante de travailleur·euse·s qui prennent soin du corps, loin de l’engourdissement et de la chimie des médicaments, dans une approche alternative et sensible aux soins de santé. Dans sa globalité, ce triptyque intime semble former un plaidoyer pour toutes les choses douces de ce monde ; pour toutes celles qui nous font violence et celles qui, malgré tout, nous connectent ensemble et à soi.
Switch (meditations on crying)
Le corps en scène semble à la fois livrer bataille et séduire. Ce solo tient quelque chose de l’entre-deux : il habite un espace liminaire, simultanément une chose et son contraire. Peut-être que les distinctions ne sont pas si tranchées. Switch prend racine quelque part, entre l’ondulation des hanches liquides et l’arête émoussée des coups de poing. Entre la lumière que semble fuir l’interprète et l’obscurité dans laquelle iel se recueille. Peut-être se cache-t-il quelque chose dans ce qu’on ne peut pas voir. L’éclairage oscille entre le rouge sombre du sang et celui satiné du désir. Les mouvements de Be hésitent entre rondeur et fluidité, ou la coupure d’une violence syncopée, sans nom. La musique nous apparaît par bribes, entre absence et accumulation de sons, créant une cacophonie assourdissante. Les mouvements répétés du bassin et les contorsions du corps appellent à reproduire féminité trop bien apprise, comme une chorégraphie assimilée par cœur. Connaître l’angle idéal du menton, la position parfaite des hanches, le degré d’ouverture de la bouche. Les attendre là où on sait qu’ils nous trouveront. Switch décentre ces codes appris en les ressassant jusqu’à l’écœurement, jusqu’à plus soif. En leur conférant lenteur et itérations, le public a l’impression d’assister à un exorcisme. Expier ce qui vit en nous et n’a plus sa place. La sortie ne peut qu’être fulgurante. Be est secouée de cris et de tressaillements ; elle se transforme en quelque chose d’animal qui renverse habilement les attentes du patriarcat envers le féminin, ou peut-être qui les pousse à l’extrême. La volupté de ce striptease décentré n’aura d’égal que la puissance avec laquelle Heintzman Hope lui donne corps. Au fil de ses mouvements, le public sent qu’elle essaie d’échapper à quelque chose. Devenir aussi insaisissable que l’eau, mais être coincée dans cette corporéité de laquelle on ne s’enfuit pas comme d’une maison.
Poetics to Activate the Technology of the Body + Nurse Tree
L’artiste sort de scène. Le public la suit. Derrière la porte du théâtre du MAI, il découvre une pièce remplie d’images projetées et de draps transparents suspendus au plafond. L’atmosphère est onirique, douce, légère. Au milieu, les spectateur·rice·s peuvent se servir du thé. Tout autour, des vidéodanses flottent sur les murs. Après la violence et l’essoufflement du solo : retour au calme. Retour à soi. Dispersé·e·s à travers la pièce, plusieurs travailleur·euse·s du corps (massothérapeutes, acupuncteur·rice·s) massent, piquent, frottent, dénouent la chair. Iels pratiquent ces soins qui, à la seule vue, relâchent les tensions, expirent douceur, calme et force. Proposant une connexion aux sens, à soi et aux autres, cette pièce emplie de care semble mettre en lumière des voies alternatives de la médecine qui se concentreraient d’abord sur le corps et sa relation au monde comme un seul et même organisme, puis qui chercheraient à guérir en profondeur, naturellement, plutôt qu’à endormir la douleur. Trouver la racine du problème, se laisser toucher par ces guérisseur·euse·s, c’est voyager vers soi et dans son corps d’une manière qui ne serait pas « ventriloquée », empruntée ou forcée. Ce « spa » (ou cabinet de médecin, on ne sait plus trop) montre le chemin vers une approche plus consciencieuse et incarnée de la guérison.
Ces trois œuvres témoignent d’un monde actuel et aliénant, qui peut être mis à mal en faisant attention à soi et aux autres. La douceur radicale : prendre soin comme on mène une révolution.
Le corps parle et il faut l’écouter, dans la sexualité comme dans la maladie. Heintzman Hope dit beaucoup sans ouvrir la bouche. L’artiste place le corps au centre de sa pratique pour développer un langage de chair et d’os, une parole matérielle, dense, mouvementée et importante.
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Co-produit par Be Heintzman Hope, Danse-Cité, MAI (Montréal, arts interculturels) et Parbleux, Switch (meditations on crying) + Poetics to Activate the Technology of the Body + Nurse Tree sera présenté tous les jours jusqu’au 6 mai 2023.
Article rédigé par Mathilde Côté
Crédits images : Olga Claing