Du 5 au 14 février 2021, la compagnie anglophone montréalaise Imago Theatre présente une reprise de son festival numérique Eco-Anxiety, initialement présenté en novembre 2020. Les quatre courtes pièces qui composent cet événement digital s’attachent à déplier diverses manifestations de l’éco-anxiété, ou solastalgie, cette angoisse rattachée aux conséquences des changements climatiques que d’aucuns décrivent d’ailleurs en tant que «lucidité marquée» (Desveaux, 2020, p. 109). À mon sens, Canary, écrite par l’artiste pluridisciplinaire australienne Hanna Cormick, est la proposition la plus aboutie de ce festival virtuel. Dans cet article, je propose une lecture écopoétique de cette pièce.
Depuis octobre 2020, j’ai la chance d’agir en tant qu’assistante de recherche pour le projet Approches écopoétiques des dramaturgies contemporaines, chapeauté par Catherine Cyr, professeure en études littéraire à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ce groupe de recherche, complété par Béatrice Archambault, candidate à la maîtrise au même département, vise entre autres à évaluer de quelles manières diverses préoccupations écologiques et environnementales animent ou nourrissent les dramaturgies et les pratiques scéniques actuelles. J’écris cet article à la lumière des études, des idées et des échanges déployés dans le cadre de nos travaux.
L’écopoétique est à concevoir comme un embranchement de l’écocritique, ce «vaste champ de recherche transdisciplinaire qui interroge les relations entre l’homme [sic] et l’environnement.» (Defraeye et Lepage, 2019, p. 7) L’approche écopoétique vise plus précisément à «étudier la représentation littéraire des liens entre nature et culture, humain et non-humain.» (Defraeye et Lepage, 2019, p. 7) Dans une perspective théâtrale, il s’agit alors d’analyser, par exemple, comment les dramaturgies textuelles ou scéniques expriment une attention inquiète au monde, notamment cette éco-anxiété au cœur du festival de l’Imago Theatre. On peut également examiner le déploiement d’un imaginaire de l’être-ensemble entre l’humain et le non-humain (in)organique, une co-présence susceptible de participer d’un décentrement du premier ou encore d’un refus de l’instrumentalisation du second. Bien qu’elle ne dure que neuf minutes, la webdiffusion de Canary s’inscrit avec force dans le champ de ces préoccupations et offre un terrain fertile pour une lecture écopoétique.
On connaît surtout Cormick pour sa performance artistique The Mermaid, présentée pour la première fois au festival australien Art, Not Apart en 2018. Sur les ruines d’un tunnel de transportation de charbon, l’artiste incarne une sirène qui évolue péniblement sur le sol, un environnement qui empêche la créature hybride de se mouvoir facilement. Elle partage ce plateau rocheux avec sa chaise roulante, son réservoir d’oxygène, son masque respiratoire et d’autres appareils d’aide médicale. Pour elle, il s’agit d’une occasion de faire son «coming out» en tant que personne en situation de handicap (Cormick, 2020). L’artiste souffre en effet de plusieurs conditions graves, notamment d’un syndrome d’activation mastocytaire, une maladie auto-immune extrêmement rare susceptible de déclencher des chocs anaphylactiques répétés:
I’m especially susceptible to air pollution, though what classifies as a pollutant is perhaps more broad than you realize: if someone walks past me with a coffee, I’ll have a seizure because of the way the dairy particles pollute the air; I can’t open the window of the single room I live in because if a neighbor has hung their laundry out, the petrochemicals in the fragrance of their laundry powder will trigger my mutated white blood cells to mount an allergic response, causing respiratory distress. To need an EpiPen because of the fossil fuels in someone else’s perfume or the odor of their takeaway meal is an observably direct example of how our little—and what we assume to be personal—actions affect those beyond us; your lunch invades my cells, the planet is inside my veins. (Cormick, 2020)
Dans les créations de Cormick, son corps malade qui ressent à outrance et de manière directe les attaques répétées des combustibles fossiles contre notre écosystème agit donc comme une métaphore de notre monde en détresse. Or, l’artiste précise que sa démarche va au-delà de la métaphore: l’humain et le non-humain qui cohabitent la Terre sont foncièrement inséparables, intimement liés; lorsque le premier brise le second, il se porte atteinte à lui-même (Cormick, 2020). En ce sens, Cormick adopte une posture écologiste en donnant à voir sa «prise de conscience […] de la destruction peut-être irrémédiable, par l’homme [sic], des équilibres fondamentaux d’un écosystème dont il reste, jusqu’à nouvel ordre, dépendant pour sa propre survie.» (Grandjeat, 2005, p. 19) Selon le théoricien Yves-Charles Grandjeat, est par ailleurs écologiste un·e auteur·trice qui appelle «à la protection d’espaces et d’espèces sauvages [et invite l’être humain] à cohabiter harmonieusement avec les autres espèces au sein de l’écosystème planétaire.» (2005, p. 20) Dans Canary, cette posture se manifeste notamment dans le traitement réservé au corps (non-)humain.
Canary est d’abord créée dans le cadre du Climate Change Theatre Action en 2019, une biennale mondiale de lectures et de performances théâtrales au sujet des changements climatiques qui accompagne la Conférence des parties des Nations Unies. L’Imago Theatre nous livre une webdiffusion de cette courte pièce sous le signe de la modestie: l’actrice Julie Trépanier, vêtue de sous-vêtements sportifs, scande le monologue de Cormick avec une force teintée de réserve, simplement éclairée d’une lumière en douche qui révèle par ailleurs un plateau complètement nu. Sa peau devient rapidement une toile où sont projetées de magnifiques images en mouvement conçues par l’artiste et technicienne Amelia Scott. Colorées, ces dernières évoquent tantôt la maladie qui ronge le corps, tantôt des plumes, des feuilles et d’autres matières naturelles. On assiste dès lors à un renversement de la hiérarchie supposée entre les êtres humains et les non-humains, qui place les premiers au sommet de la pyramide et au centre des préoccupations. Ce paradigme anthropocentriste est par ailleurs traditionnellement reconduit au théâtre:
on peut sans grande difficulté admettre que le genre mimétique tel que l’a défini Aristote (genre qui se fonde exclusivement sur la conduite des actions humaines et leur issue, heureuse ou malheureuse) relève d’une conception anthropocentrée, en vertu de laquelle le milieu où se déploient les actions se trouve réduit à un simple cadre, plus ou moins abstrait ou décoratif. (Sermon, 2017, p. 6)
Avec Canary, c’est le corps humain qui devient le cadre, la toile de fond sur laquelle sont donnés à voir divers éléments qui façonnent le monde naturel, libres de se mouvoir et de (re)trouver leur droit de cité en s’ancrant, ou plutôt en s’encrant sur la peau. Dès ses choix scénographiques, la pièce semble ainsi s’inscrire dans le «tournant écologique des scènes contemporaines», que Flore Garcin-Marrou envisage comme une «volonté de plus en plus partagée de désanthropologiser la scène, qui n’est plus [qu’]un espace de monstration d’humains en proie à des dilemmes [mais aussi] le lieu où l’on rend présents des animaux et des plantes.» (2019) L’être humain n’est pas pour autant absent de la scène désanthropologisée, qui s’attache plutôt à décentrer le rôle de ce dernier pour mettre de l’avant une «co-présence de matières (qu’elles soient constituées en forme humaine ou non-humaine).» (Garcin-Marrou, 2019) Cette coexistence est particulièrement tangible sur le plateau de Canary, notamment lorsque les veines de l’interprète paraissent illuminées par une projection qui prend l’aspect de branches ou quand sa main fusionne avec l’image d’une feuille. L’interprétation de Trépanier participe également de ce décentrement: son jeu statique et son énonciation neutre, qui peuvent paraître déstabilisants ou robotiques à la première écoute, laissent toute la place à l’articulation des liens qui se tissent entre les matières et les corps, tant sur la peau que dans les mots. L’anaphore «I am standing here for a body that cannot stand here» et le procédé de répétition-variation qu’elle met en place nous invite à comprendre que l’actrice prend la parole pour Cormick, dont le corps malade ne peut plus supporter la représentation, en même temps qu’elle laisse les canaris s’exprimer à travers elle. Ces oiseaux, dont la mort avertissait les mineurs qu’il fallait quitter leur lieu de travail devenu trop toxique, retrouvent alors une certaine visibilité: «This body stands here for that body, sacrificed to send you a message.» Le corps de l’actrice devient ainsi le médiateur entre l’humaine et les oiseaux meurtris, un canevas où ces dernier·ère·s peuvent entamer un processus de co-construction du sens.
À l’image du canari, le corps de Cormick agit comme un signal qui nous informe quant à l’ampleur de la pollution mondiale: «A body whose white blood cells attack petrochemicals. Treat them like an allergy, a poison. With a potentially fatal immune response.» Les corps humains et non-humains s’entremêlent par le truchement des projections et du discours pour mieux s’écrier: «Fuck the anthropocene.» Ensemble, ils deviennent ainsi la synecdoque de tous ceux et celles qui sont blessés à l’heure de l’anthropocène, soit «l’époque géologique où les activités humaines seraient devenues, de manière aussi globale qu’irréversible et imprévisible, la principale force de transformation de l’écosystème terrestre.» (Sermon, 2017, p. 1) Si l’actrice se tient debout pour l’artiste et l’oiseau, elle refuse également de s’asseoir au nom de toutes les victimes qui composent l’écosystème: «Her body tells my body that she feels like the Earth. So this body here also stands here for the Earth that cannot stand here. And that cannot speak to us. Except through the envelopes of her silent corpses.» Dans Canary, les corps mourants retrouvent et unissent leur voix pour nous avertir une dernière fois: «This is the message we send with our bodies. We are not your warning signal anymore. You don’t need a warning if you just stay the fuck out of the coal mine.» À nous de les écouter et de nous lever à notre tour.
L’Imago Theatre présente son festival Eco-Anxiety jusqu’au 14 février 2021. Vous pouvez écouter une seule pièce pour la modique somme de 5$ ou l’ensemble des propositions pour 15$. Tous les revenus sont distribués entre les artistes.
Pour louer une webdiffusion, c’est par ici : https://www.imagotheatre.ca/ecoanxiety.
Article réalisé par Jeanne Murray-Tanguay, candidate à la maîtrise en études littéraires à l’UQAM et cheffe du pupitre Corps en scène de l’Artichaut.
Bibliographie
CORMICK, Hanna (2020). «I am the Damage We Have Done to the Earth. Intersections of the Climate Crisis and Disability», HowIRound, [en ligne], [https://howlround.com/i-am-damage-we-have-done-earth].
DEFRAEYE, Julien, et Élise LEPAGE (dir.) (2019). «Approches écopoétiques des littératures françaises et québécoises de l’extrême contemporain», Études littéraires, vol. 48, no. 3.
DESVEAUX, Jean-Baptiste (2020). «La crainte de l’effondrement climatique. Angoisses écologiques et incidences sur la psyché individuelle», Le Coq-Héron, no 242, p. 108-115.
GARCIN-MARROU, Flore (2019). «Théâtrologie des plantes ou le plant turn du théâtre contemporain», thaêtre, [en ligne], [https://www.thaetre.com/2019/01/theatrologie-des-plantes/06/].
GRANDJEAT, Yves-Charles (2005). «Regarder à perte de vue et écrire quand même : quelques propositions sur la littérature écologique américaine», Revue française d’études américaines, vol. 4, no 106, p. 19-32.
SERMON, Julie (2017). «Théâtre et écologie : changement d’échelle ou de paradigme ?». Colloque « Les changements d’échelle : les arts et la théorie confrontés au réel » dans le cadre des Entretiens Jacques Cartier 2017, Université du Québec à Montréal; ENS Lyon; CERILAC, Montréal, Canada. [en ligne] hal-01896743.