Née en 1983, Maude Pilon, écrivaine, artiste pressière et enseignante[1], nous fait réfléchir sur le processus de création avec sa deuxième œuvre À midi, une joie, publiée le 3 mai aux éditions les Herbes rouges. Sa première œuvre chez Herbes rouges, L’air proche, publiée en 2019, met quant à elle de l’avant l’aspect environnemental, notamment avec la figure de l’eau. À travers sa plume, l’écrivaine donne à voir le pouvoir de l’écriture : celui d’exprimer ce qui reste au fond de nous, même si « ce qui remonte, paroles, pensées, impressions […] est sale et impersonnel ». Pour elle, il s’agit de récolter les débris que « les phrases agglutinent »[2], autrement dit, révéler le caractère imparfait d’une expression sincère.
À midi, une joie est dans le même ordre d’idées, un espace où la réflexion a sa propre voix, laissée à elle-même, libre de se contorsionner et de changer la nature originelle des lettres. C’est avec audace que l’autrice repense le sens des mots en proposant d’y faire fi. Entre méditation et expérimentation, Maude Pilon passe par l’écriture inclusive, questionne la place de certains termes, insert des répétitions, ainsi que des énumérations. En bref, elle crée une nouvelle grammaire : celle d’une pensée en construction. Tout y passe : sujet, verbe, pronom, chacun en prend pour son grade. La langue se transforme, bouge, nous forçant ainsi à reconsidérer notre méthode de lecture. Au fur et à mesure de notre avancée à travers l’œuvre, l’autrice nous invite à découvrir par nous-mêmes le travail de l’écrivain, nous plongeant au cœur de la production artistique. Mélange de prose, poésie, essai, listes, images, notre esprit se perd dans un mouvement de va-et-vient constant entre relecture, pause momentanée, questionnement, recherche, etc. Un dialogue s’amorce entre le discours partagé, l’autrice, nous-mêmes, ce que les mots nous disent et ce que leur agencement inspire.
Plusieurs thématiques sont abordées à travers ce joyeux mouvement qui « tisse des liens dans le désordre que supposent le travail, l’écriture, la lecture, la naissance de l’artiste et la mise en œuvre du corps »[3]. Dans ce chaos où la pensée ne sait plus où donner de la tête, le texte est une ode à l’indiscipline. Cette parole met de l’avant le refus de la conformité, l’envie de tracer son propre chemin, de repenser le rythme des phrases. En plus de la dimension langagière, c’est avec brio que Maude Pilon pense la création en symbiose avec le corps. La profondeur de ses expressions nous fait sentir l’impact que l’art peut avoir sur l’individu. La manière dont la poésie contrôle le physique en le mettant au service de la discipline littéraire est notamment démontrée par la métaphore de la faim. L’inspiration nous emporte, la faim d’écrire s’incruste et « la phrase qui vient me mange déjà »[4].
La main qui rédige sur papier devient la page en elle-même et pose cette image de la chair qui compose et sur laquelle on écrit. Cet investissement physique, allant de pair avec la pensée, donne à voir l’effacement de soi par la pratique en elle-même. L’écrivain se rend malade à force de résister à l’appel artistique et fini par mourir en devenant sa propre composition, se donnant entièrement à elle: « […] travaill[er] comme si un corps allait s’écrire pour se lire. Comme si un corps allait s’écrire pour être lu, comme si la lecture allait confirmer son illisibilité […] »[5].
Cette force créatrice imagée est entre autres ce qui fait le style de l’écrivaine : un enchaînement d’images qui se fondent pour former un tout inséparable. Pour l’autrice, il ne s’agit pas uniquement d’œuvrer pour la construction d’un ouvrage, mais il importe de comprendre les ruptures que la rédaction fait émerger. Ce procédé qu’elle appelle désœuvre, met en lumière un mouvement d’interruption plutôt qu’un mouvement de finitude.
À midi, une joie nous permet de prendre conscience du fait que la composition, plus que l’expression personnelle d’une âme en création, est aussi un engagement du corps. La poésie de Maude Pilon est certainement une déclaration d’amour envers l’art et son processus désordonné. Ce texte respirant l’honnêteté, nous force à considérer avec beauté comment la prise de risque nous engage dans une spirale infinie: « Il y a une responsabilité que suppose l’usage de la langue : se soucier de tout, se laisser attirer »[6].
[1] Les herbes rouges, Maude Pilon, [en ligne], https://www.lesherbesrouges.com/auteurs-1/maude-pilon/, (consulté le 30 mai 2024)
[2]Les libraires, L’air poche, [en ligne], https://www.leslibraires.ca/livres/l-air-proche-maude-pilon-9782894197042.html, (consulté le 30 mai 2024)
[3] Anne-Frédérique Hébert-Dolbec, « À midi, une joie » Maude Pilon, Le Devoir, [en ligne], https://www.ledevoir.com/lire/812165/vitrine-livre-midi-joie-maude-pilon, (consulté le 30 mai 2024)
[4] Maude Pilon, À midi, une joie, Montréal, Les éditions les herbes rouges, 2024, p. 77
[5] Ibid., p. 68
[6] Ibid., p. 9
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Blais, Audrey-Anne Matériaux entrecroisés, La Presse, [en ligne], https://www.lapresse.ca/arts/litterature/2024-05-18/a-midi-une-joie/materiaux-entrecroises.php, (consulté le 30 mai 2024).
Pilon, Maude, À midi, une joie, Les éditions les herbes rouges, Canada, 2024, 193 p.
Article rédigé par Leila Arab