La publication de l’essai Un lieu à soi de Virginia Woolf en 1929 a mis en lumière les conditions nécessaires, voire idéales, à la production de textes par des femmes. Pour écrire, il faut de l’argent et un lieu privé, ce qui est une rareté pour les femmes de l’époque. Il s’agit également d’un privilège socialement et légalement réservé aux hommes. Au premier chapitre de son essai, Woolf se dit que si seulement les femmes avaient pu hériter de l’argent que leurs mères et grands-mères auraient gagné (si elles en avaient eu le droit), « [w]e might have been exploring or writing; mooning about the venerable places of the earth; sitting contemplative on the steps of the Parthenon, or going at ten in an office and coming home comfortably at half past four to read a little poetry[1] ».
Chambres fortes, paru près de cent ans plus tard, le 11 novembre 2023, rassemble les textes de onze auteur·ice·s québécois·es sous la direction de Valérie Forgues, qui signe également le premier texte du recueil. Virgnie Chaloux-Gendron, Fanie Demeule, Sarah Desrosiers, Stéphanie Filion, Madioula Kébé-Kamara, Julia Kerninon, Annie Lafleur, Andrée Levesque Sioui, Chantal Nadeau et Marie St-Hilaire-Tremblay parlent chacun·e de son propre lieu à soi, ou bien d’un lieu à choisir pour écrire, celui que Virginia Woolf aurait pu imaginer et vivre en tant qu’écrivaine.
Les réflexions proposées dans Chambres fortes allient, en 168 pages, les formes de l’essai, de la poésie et de la prose poétique. La longueur et la densité variées que prennent les textes créent un rythme de lecture tout à fait captivant. Valérie Forgues ouvre le recueil en se demandant : « Cent ans plus tard, est-ce une illusion que j’ai de croire que j’ai le droit de marcher là où je le souhaite[2]? » Entre récits personnels et lettres adressées à Virginia Woolf, tous·tes les auteur·ice·s écrivent avec justesse et talent.
Depuis un siècle, les femmes[3] ont acquis des droits qui leur permettent, notamment, d’écrire, mais surtout de faire l’expérience particulière du silence et de la solitude. Ce rapport est matériel, relié au privilège. C’est la variable du genre qui permet de le remettre en question, dès Virginia Woolf. Or, dans Chambres fortes, l’accès à un lieu privé et à du temps ne semble plus être quelque chose relié au genre et à l’argent, mais strictement au capital économique. L’endroit et l’aspect du lieu sont propres à chaque individu. En ce sens, les contextes de rédaction et de publication des textes de Chambres fortes diffèrent de celui d’Un lieu à soi.
Pour les auteur·ice·s du collectif, le lieu est la chambre, le bureau, la chambre d’hôtel, la maison au grand complet : le lieu n’est plus hors d’atteinte. C’est le silence qui se fait plus rare. Le silence nécessaire à la rédaction doit être trouvé, puis protégé. Pour certain·e·s, c’est la maternité qui problématise l’accès au silence ; pour d’autres, comme Fanie Demeule, la vie conjugale devient en fait un terrain fertile à l’écriture. C’est chacun·e pour soi, mais ce n’est plus l’homme qui possède un lieu où peut écrire sa femme : c’est la femme qui doit faire des choix économiques et des décisions existentielles pour y arriver.
Le rôle du silence revient dans chaque texte. C’est parce que très logiquement, pour être entendu·e, il ne faut pas que d’autres parlent par-dessus notre voix. Dans Un lieu à soi, Virginia Woolf superpose dans son esprit les conversations entendues lors des déjeuners avant la Première Guerre mondiale et celles à l’université : « And as it went on I set [this talk] against the background of that other talk, and as I matched the two together I had no doubt that one was the descendant, the legitimate heir of the other[4]. » De cette manière, elle réfléchit sur la transmission de l’hégémonie masculine dans les lieux où les femmes sont perpétuellement exclues. Elle craint que son propre discours sur la société n’ait pas la chance de rejoindre le futur ; il ne sera pas ancré dans l’histoire. Pourtant, on s’attend à ce qu’elle accouche d’un héritier qui pourra faire perdurer l’idéologie dominante !
Les voix de la majorité des personnes du collectif ne sont pas en danger, comme le laissait entendre Virginia Woolf pour elle-même. La portée politique d’Un lieu à soi, que je pensais retrouver à la lecture du recueil, se retrouve diluée dans l’identité de genre. Être une femme, avoir un corps catégorisé comme femme, devient malheureusement un prétexte d’écriture et non une condition sociale sur laquelle on réfléchit grâce à l’écriture. Une chambre forte rappelle l’idée d’être prisonnière — si ce n’est pas de soi-même ou de ses rituels personnels reliés à l’acte d’écrire, alors la limite qui emmure le potentiel des textes, à la suite de ma lecture, se révèle être la subordination de l’écriture à l’identité de genre.
Pour reprendre l’expression de Madioula Kébé-Kamara (qui, d’ailleurs, propose un commentaire intersectionnel dans sa lettre à Virginia Woolf en rappelant que certaines catégories sociales imposent le silence à d’autres) : « Ce qui retarde notre émancipation, c’est le manque de lieux à nous[5]. » Le genre en tant qu’identité restreint l’expérience de lecture et surtout d’écriture. Dans une perspective féministe intersectionnelle, être une femme est une construction sociale, un impératif idéologique qui mérite d’être déconstruit, voire anéanti dans l’écriture. Dans ce cas, rassembler des textes sur la base d’identités — qui ont « maintenant » un lieu pour écrire — devient beaucoup moins pertinent.
Si les textes de Chambres fortes ne se distinguent que très peu des uns des autres, c’est parce que le lieu à soi n’est plus le même qu’à l’époque de Virginia Woolf. Je propose de mettre à jour la question : qu’est-ce qui façonne notre intériorité, en tant qu’écrivain·e ? Où puisons-nous cette solitude qui mène à écrire, à incarner le paradoxe du silence et du langage ? Au lieu de célébrer l’acquisition somme toute précaire d’un lieu privé et personnel, je propose d’entretenir, d’imaginer, de fonder les lieux auxquels nous appartenons et voulons appartenir. Un texte peut en être un.
[1] Virginia Woolf, A Room of One’s Own, Londres, Penguin Books, coll. « Modern classics », 2020 [1929], p. 16.
[2] Valérie Forgues, « Faire voler les murs. Avant-propos », dans Valérie Forgues (dir.), Chambres fortes, Montréal, Hamac, 2023, p. 5.
[3] À partir d’ici, le mot « femme » réfère à une catégorie sociale dominée par la catégorie sociale de l’homme cisgenre (et vice-versa), et non plus à une identité rattachée à la biologie d’un certain groupe de personnes, comme l’entendait Virginia Woolf.
[4] Virginia Woolf, op. cit., p. 8.
[5] Madioula Kébé-Kamara, « S’écrire dans les fresques du temps », dans Valérie Forgues (dir.), Chambres fortes, Montréal, Hamac, 2023, p. 99.
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Forgues, Valérie (dir.), Chambres fortes, Montréal, Hamac, 2023, 168 p.
Woolf, Virginia, A Room of One’s Own, Londres, Penguin Books, coll. « Modern classics », 2020 [1929], 93 p.
Article rédigé par Mathilde Pelletier