Pour la troisième partie de sa couverture du festival Fantasia, Julien Bouthillier s’est attardé aux films suivant :
Town in a Lake – Jet Leyco
Friendly Beast – Gabriela Amaral Almeida
M.F.A. – Natalia Leite
Good Time – Ben & Josh Safdie
Le Serpent aux Milles Coupures – Éric Valette
Bad Black – IGG Nabwana
68 Kill – Trent Haaga
Town in a Lake – Jet Leyco
Le visionnement d’un film comme Town in a lake est une expérience comme on en vit trop rarement au cinéma. On quitte notre siège non seulement stupéfait, mais aussi rempli d’espoir pour le futur du cinéma. Proposition inattendue d’un cinéma philippin qu’on se reproche désormais de ne pas connaître davantage, ce troisième long-métrage de Jet Leyco réussit l’exploit rare d’une originalité pure et vivante, certes référentielle (David Lynch, Tsai Ming-Liang, Apichatpong Weerasethakul), mais jamais dérivative.
L’histoire est toute simple. Dans le village isolé de Matangtubig, un père de famille silencieux et stoïque est témoin d’un événement étrange : deux adolescentes forcées à embarquer dans une voiture qui a tôt fait de disparaître dans la jungle. Le lendemain, l’une des adolescentes est retrouvée morte — l’autre demeure portée disparue. Alors que des recherches qui semblent déjà vouées à l’échec s’organisent, le cirque médiatique arrive de Manille, prêt à retourner la ville sens dessus dessous à la recherche du juteux secret derrière le crime qui a ébranlé une communauté auparavant sans histoire. La caméra de Leyco observe les événements à travers une série de tableaux remarquablement cadrés agrémentés d’un réalisme magique soigneusement dosé distillant à l’occasion des pointes d’humour acerbe : les mères éplorées voient les portraits de leurs filles mélangés lors d’une photo-op interminable ; la procession funéraire de l’adolescente décédée croise littéralement le chemin d’une fête locale, etc. Révélée par des bribes de dialogues et des scènes intentionnellement décousues, l’histoire, aussi tentaculaire que la jungle environnante, suggère davantage qu’elle ne montre, dans un jeu d’obstruction et de dissimulation aux implications des plus intrigantes.
Mais les considérations de Leyco et de son scénariste Brian Gonzales ne se limitent pas à la simple intrigue criminelle, qui n’est qu’un prétexte à une réflexion métaphysique sur la corruption dépassant le cadre du simple whodunit. Sortant des limites de la ville, la caméra a tôt fait de se perdre dans une jungle cyclopéenne, où les personnages se voient placés face à leur propre impuissance devant une nature omnipotente. L’ouverture du film — qui mériterait à elle seule un article complet — joue sur un habile jeu de clair-obscur pour mettre en scène la force quasi surnaturelle prête à happer les jeunes filles, dépassant de loin la criminalité minable et les petites ambitions de province. Quant aux méditations silencieuses du frère de la jeune fille disparue, dont le regard se perd dans l’immensité du ciel, elles prennent des allures d’illumination silencieuses. Celles-ci contrastent avec les manières pachydermiques des différents médias débarquant dans la jungle à la recherche du scandale vendeur. À travers ce cirque des velléités humaines, la présence silencieuse du témoin originel, accompagné de son dilemme moral (exprimé pratiquement sans le moindre dialogue, par le seul pouvoir de l’évocation), revêt une connotation biblique reflétant non plus la moralité sur une échelle individuelle, mais bien sur un plan global. L’ambiguë finale, montrant une humanité rampant littéralement dans la fange, dresse un portrait d’avenir des plus pessimistes, annonciatrice d’un grand déluge : à ce stade, une purification.
Friendly Beast – Gabriela Amaral Almeida
Un restaurant, tard le soir. Des mois de tension entre le propriétaire Inacio (Murilo Benício) et ses employés arrivent à leur point de rupture alors que des clients tardifs prennent tout leur temps pour commander, à l’irritation générale. Comme si les choses n’étaient pas assez pénibles, un duo de criminels tente un braquage. Inacio, brandissant un revolver, les maîtrise rapidement — mais cette intrusion sur « ses » terres est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase : prenant clients, braqueurs et personnel de cuisine en otage, il barricade le restaurant et entreprend de régler ses comptes avec ceux qu’il croit ligués contre lui.
Les visages qui s’offrent à nous dans ce huis clos étouffant de la cinéaste portugaise Gabriela Amaral Almeida nous semblent d’abord familiers : un homme socialement castré et impotent cherchant à prouver sa virilité par la violence, un ex-policier bourru coincé au mauvais endroit au mauvais moment, un couple petit-bourgeois arrogant, un cuisinier queer flamboyant (Irandhir Santos, dépassant les stéréotypes et clichés d’usage dans une prestation mémorable), des petits truands de bas-étage — un parfait microcosme d’une société prête à s’entredévorer. C’est dans cet ensemble très typé qu’Almeida pose son joker : la jeune serveuse Sara (Luciana Paes), un des personnages les plus intéressants et complexes du genre depuis des années. Se rangeant au départ derrière Inacio par instinct de survie, les atrocités croissantes de la soirée la poussent progressivement dans ses derniers retranchements — le masque de jeune femme timorée tombe, révélant une « friendly beast » ni aussi innocente ni aussi amicale qu’on le croit.
Un jeu de pouvoir aussi insidieux que malsain s’installe entre elle et Inacio, jusqu’à un renversement dramatique à la moitié du film, dont on ne vendra pas le secret, mais qui est l’occasion d’une scène mémorable prouvant l’œil indéniable de Almeida pour la composition et la mise en scène. Construisant son film sur une série de gros-plans serrés au point de la claustrophobie, elle fait une utilisation savante de son décor intentionnellement étroit, divisant l’action entre cuisine, salle à manger et salle de bain, jouant avec habilité avec les contrastes de classe et d’identité de ses nombreux personnages.
Lucinia Paes crève l’écran dans un rôle difficile, échappant à tous les écueils d’une interprétation trop typée de la « femme névrosée » pour offrir un jeu plus ambigu, riche en nuance, dont le mystère reste entier. Son partenaire de scène Murilo Benicio est tout aussi remarquable, prêtant à ses traits sensuels (il est surtout connu en Amérique latine pour ses rôles de beau gosse dans divers soap opera brésiliens) une sauvagerie animale prête à remonter à la surface à tout instant. Leur relation cauchemardesque, où se mêle violence, érotisme et rapport de force est une œuvre texturée, à plusieurs facettes, dangereux jeu de transformation (jusque dans l’animalité) où le positionnement moral de Sara reste constamment flottant et imprévisible. Comme le fait remarquer avec un air prémonitoire l’ex-policier : « Ce n’est pas de Inacio qu’il faut avoir peur ».
Maîtrisée et prenante, Friendly Beast dévoile Gabriela Amaral Almeida comme une cinéaste à surveiller, dont on attend avec impatience le prochain opus.
M.F.A. – Natalia Leite
Avertissement : cette critique traite de violence sexuelle.
« Fail! Fail horribly! Do something ugly! » : paroles prémonitoires du professeur d’art de Noelle (Francesca Eastwood), guère impressionné devant les toiles gamines et timorées de cette dernière — de façon très significative, l’une d’elles représente une adolescente se couvrant les yeux. Et c’est bien dans la laideur la plus crasse que Noelle devra aller puiser le courage et l’inspiration pour devenir ce que le titre du film annonce : une master of fine arts. Dans ce nouveau long-métrage, la réalisatrice Natalia Leite s’attaque avec courage au genre du rape & revenge, dont elle calque la structure narrative et la morale dichotomique, tout en mettant en exergue sa profonde ambigüité et en jetant un regard critique sur le phénomène du sexisme et de la culture du viol sur les campus universitaires (phénomène encore largement minimisé, voir ignoré par les autorités, est-il besoin de le rappeler).
La profonde ambigüité (qui devient anxiété) de M.F.A. et du rape & revenge a historiquement résidé dans son adéquation du viol à une forme traumatisme primitif, conduisant à une transformation radicale, tenant presque du « coming of age »[1]. De fait, le spectateur est introduit à une jeune femme nerveuse, renfermée, incapable d’assumer son expression artistique, prête à tomber tête la première dans le piège tendu par une crapule odieuse (ici interprétée par Peter Vack), qui a tôt fait de briser ses illusions sur les hommes et la soi-disant pureté de leurs intentions. Prenant ses distances avec les productions précédentes (majoritairement réalisées par des hommes) ayant exploité (voir érotisé) la scène du viol, la vision de Leite est d’un réalisme cru et courageux, frontale sans tomber dans le voyeurisme hitchcockien (bien qu’on eut souhaité que l’esthétique saisissante du plan séquence soit assumée jusqu’au bout). Le spectateur est mis en face d’une horreur non seulement réelle, mais partagée par un nombre incalculable de personnes. À ce déchaînement de violence sauvage succédera une renaissance du personnage (le premier réflexe de Noelle, une fois rentrée chez elle, sera une immersion aux airs cathartique dans une piscine), tant morale qu’artistique.
Suivant la tradition du genre, le reste du film est consacré à la renaissance mais surtout à la vengeance à proprement parler (dirigée dans le cas de Noelle contre son agresseur, mais aussi contre les autres agresseurs de son campus – acte de vigilantisme). Dès cet instant, le film passe dans le domaine de la fantaisie, de l’action fantasmée (la justice, poétique ou non, étant hors d’atteinte dans la réalité) — la mort des violeurs devient une affaire cartoonesque, graphique (le style « veuve noire » de Noelle, usant de ses charmes pour piéger ses victimes, rappellera entre autres la prestation bédéesque de Ellen Page dans Hard Candy), très loin de la violence réaliste et froide montrée précédemment[2].
Le tour de force de Leite réside dans la mise en relation qu’elle fait entre la vengeance spectaculaire de Noelle et sa pratique artistique[3], qui prend simultanément son essor, au grand plaisir de ses collègues et de son enseignant, qui y voient finalement la naissance d’une artiste forte au style assumé et porteur d’une grande émotion. L’enseignant de Noelle lui adresse alors un commentaire naïf qui dresse à merveille l’ambigüité morale au cœur de M.F.A. : « Who are you, and what have you done to Noelle? ». Sans opérer le renversement moral radical du scandaleux Elle de Paul Verhoeven, M.F.A. examine de prêt les implications troublantes du trauma et de la création artistique, questionnant par la même occasion la fascination malsaine de l’art contemporain pour la souffrance chez les artistes, au point d’en faire une vertu et une condition sine qua non du statut de créateur. Évitant ultimement cette banalisation de la souffrance et de la violence sexuelle, Leite conclut plutôt son film en enjoignant son public (par la bouche de Noelle) à ne pas détourner les yeux, à rechercher la vérité, même si celle-ci nous force à confronter l’horreur. Avec le remarquable M.F.A., elle est parvenue, sans détourner les yeux, à élever un genre longtemps associé à l’exploitation et à l’érotisation de la violence envers les femmes en un reflet d’une violence beaucoup plus insidieuse continuant à régner avec impunité.
Good Time – Ben & Josh Safdie
En 2011, le Drive de Nicolas Winding Refn marquait l’imaginaire de toute une génération de cinéastes, qui allait s’empresser d’imiter ce désormais culte polar. Efforts souvent décevants, les cinéastes se limitant à récupérer à l’emporte-pièce les éclairages aux néons, la bande-son 80’s dégoulinante, la violence graphique et autres effets de style ébouriffant. Autant d’imitations de surface qui ne rendent pas justice au travail de forme et de fond de Winding Refn (qui allait de toute façon faire bien mieux avec l’injustement sous-évalué Only God Forgive), qui, au-delà des histoires de gangster, cherchait à brasser des thèmes autrement plus métaphysiques (Jodorowsky ne figure pas aux remerciements pour rien). On aura longtemps attendu celui ou celle qui aurait pu s’engager sur le sentier tracé par Winding Refn : sans être un couronnement, le Good Time des frères Safdie (Ben et Josh), en lice pour la Palme d’Or au dernier Festival de Cannes, semble un pas dans cette direction.
Dans ce film, les frères renouent avec une vision morale du film de gangsters, vision malmenée par le nihilisme plastique omniprésent depuis l’arrivée de Tarantino. Au premier niveau, Good Time raconte une histoire toute simple : après un braquage bâclé, Connie (Robert Pattinson, qui prouve une fois de plus sa versatilité) est séparé de son frère Nick (Ben Safdie), avec qui il entretient une relation proche de celle de George et Lenny dans Of mice and men de Steinbeck. Toujours poursuivi par la police, mais déterminé à sauver son frère, Connie se lance dans la mythique quête de l’argent pour payer la caution de Nick. Il y a très peu à dire sur cette histoire dont les heureusement occasionnels détours dans un cinéma plus social (incluant de très maladroites – voir insultantes – tentatives d’aborder le profilage racial, qui tombent complètement à plat) sonnent plutôt creux. La course de Connie au bout de la nuit prend la forme d’une odyssée intérieure aux très forts accents dostoïevskiens, et constitue sans doute l’attrait central du film.
Élevant un personnage issu de la fange au statut de fol-en-Christ, les frères Safdie, malgré leurs limites quand il s’agit d’aborder leur sujet dans un contexte plus social, abordent avec une certaine justesse le tourment d’une âme solitaire, lui conférant un aura presque messianique. Connie affirme (entre autres divagations suggérant une vie intérieure plus complexe que son comportement ne laisse présager) être possédé par une mission, un but plus profond séparant son errance de celles de ses congénères criminels (qu’il n’hésite pas à traiter avec condescendance). Cette mission n’est pas un choix, mais bien une obligation, une main invisible dirigeant sa vie, qui le rapproche d’antihéros comme le Mason Tarwater de Flannery O’Connor, fuyant un destin qu’ils finissent par provoquer eux-mêmes.
Connie est-il dirigé par la main de Dieu ou du Diable? La triste ballade concluant le film, chantée par Iggy Pop, contient un indice : « The pure always act out of love. The damned always act out of love ». La dichotomie entre les frères est claire, mais le rôle que chacun occupe n’est peut-être pas aussi clair — tout comme le Jésus de Bruno Dumont se cachait dans son personnage violent et tourmenté, la pureté pourrait bien se cacher au fond de Connie (au contraire de Nick, qui demeurait condamné par sa différence et une société qui l’isole et le marginalise), attendant une soudaine épiphanie pour se révéler. Le climax du film suggère la possibilité de ce profond renversement intérieur, à travers une scène de chute dont le puissant symbolisme évoque une conception gnostique de l’existence.
Le Serpent aux Milles Coupures – Éric Valette
Après Money, voilà une autre proposition française des plus intéressantes dans le genre du polar cette année avec Le Serpent aux milles coupures d’Éric Valette (Maléfique), qui se réapproprie avec élégance les codes du western pour un récit frontalier exposant par la même occasion les tensions raciales et religieuses de la France au lendemain des attentats du 13 novembre.
Adapté du roman éponyme de DOA (originalement situé dans la France post-11 septembre – comme quoi un sujet peut devenir davantage d’actualité), Le serpent aux milles coupures raconte, dans la pure tradition western, une chasse à l’homme aux dimensions territoriales. Le Far West est ici devenu la France rurale, en pleine paupérisation, où une xénophobie militante et convaincue refait surface, allumée par les feux de la menace extrémiste. Au-delà des frontières, c’est le doute. Même l’Espagne voisine semble devenue une zone de guerre où s’est installé un dangereux réseau de trafiquants de stupéfiant. C’est à ces narcotrafiquants que se frotte le « héros » anonyme du film (interprété par Tomer Sisley, vedette de Largo Winch) : en fait un présumé terroriste islamiste (sa culpabilité n’est jamais démontrée : rappelons que sous l’État d’urgence, l’étiquette de « présumé » terroriste fut appliquée de façon assez libérale) poursuivi par la gendarmerie. Après avoir violemment massacré trois des trafiquants, il prend en otage les occupants d’une petite ferme, subissant eux aussi les contrecoups du racisme des habitants locaux. On envoie à ses trousses un dangereux tueur à gage psychopathe dont les identités multiples (père allemand, mère chinoise, enfance en Amérique latine) font écho aux anxiétés identitaires d’une frange xénophobe craignant l’apparition de ce nouvel ennemi « multiculturel », aux allégeances impossibles à définir (le Anton Chigurh de No Country for Old Men est employé à des fins similaires). Mais l’ennemi le plus imprévisible et menaçant du Serpent aux milles coupures est peut-être bien l’ennemi intérieur.
Esthétiquement, Valette fait le pari d’un style épuré et sans fioriture, qui, au final sert très bien son propos, qu’une réalisation plus tape-à-l’œil aurait sans aucun doute rendu grotesque. La narration, compacte et concise, s’encombre de très peu de détails superflus et dirige habilement ses joueurs dans les vastes confins du territoire géographique du film, les poussant inexorablement vers une rencontre finale aussi brutale qu’inévitable. Les scènes de torture et autres explosions de violence, à glacer le sang, frôlant la gratuité, confèrent une atmosphère malsaine au film, transportant le spectateur dans une France morose, désolée, réduite à un état de non-droit par la montée parallèle d’agressions xénophobes et d’attaques extrémistes se nourrissant mutuellement.
L’acteur Hong-Kongais Terence Yin propose un méchant froid et tordu à souhait, à deux doigts de la caricature dans son patchwork de traits et caractéristiques grappillées à droite et à gauche dans la toujours grandissante liste des psychopathes cinématographiques. Quant à Tomer Sisley, sa prestation sobre et disciplinée évoque le sang-froid de vedettes western comme Clint Eastwood ou Peter Fonda, tout en instillant à ces modèles légendaires une vulnérabilité et une crise morale tout à fait en phase avec l’anxiété européenne post-13 novembre.
Bad Black – IGG Nabwana
On raconte souvent l’histoire des premiers spectateurs de l’histoire du cinéma, qui auraient été pris de panique lors de la fameuse scène de l’arrivée du train en gare. Cette histoire (ou légende) ne manque pas d’éveiller une certaine nostalgie dans nos esprits contemporains, désormais incapables de conceptualiser ce sentiment d’émerveillement face à la nouveauté, malgré les différentes technologies (3D, odoro-cinéma, etc.) prétendant sans cesse renouveler l’expérience. L’activité cinématographique elle-même semble menacée par cette attitude blasée, où tout a été vu et fait – un médium tenu pour acquis, plombé par la routine. Bad Black, dernier-né du Wakaliwood ougandais (centralisé à Wakaliga, banlieue de Kampala), se présente comme un antidote à quiconque croirait le cinéma arrivé au bout de son aventure — dans ce film, on sent la passion et la fascination que le cinéma a jadis pu éveiller chez le spectateur encore innocent. Cela dit sans impliquer que le film est l’affaire de dilettantes béats (ce serait plutôt les Tommy Wiseau et Giuseppe Andrews de ce monde, eux-mêmes intéressants à leur manière) : malgré l’absence de moyens (un budget de 65 $), de formation, d’acteurs professionnels et d’équipement, le réalisateur IGG Nabwana (réalisateur de plusieurs autres films Wakaliwood, dont Who killed captain Alex? projeté à Montréal il y a quelques années) peut compter sur une compréhension instinctive des rouages les plus intimes du cinéma et surtout sur une grande âme, une sincérité aujourd’hui devenue rare dans un monde de films taillés sur mesure pour un soit-disant « public cible ».
Il serait dur de résumer Bad Black, histoire rafistolée de vengeance, survie et combat dans les bidonvilles ougandais, narrée par un Video Joker (tradition ougandaise ou des narrateurs commentent en direct des projections cinématographiques) complètement survolté et hilarant, à la fois admoniteur et messager divin. Dire que vous n’avez jamais rien vu de tel serait un euphémisme. Malgré l’absurdité et la basse qualité parfois hilarante du produit, on est loin du territoire des navets Netflix ou des autoparodies Lo-Fi – les créateurs de Bad Black n’ont rien à vendre, rien à prouver. Ils n’espèrent pas faire leur marque « indie » et déménager à Hollywood pour produire des films anonymes et sans identité (c’est en fait par pur hasard que ce cinéma a fini par sortir des confins de Wakaliga). On les sentirait en fait bien attristés de quitter leur Wakaliwood chérie, ses quartiers animés et ses acteurs volontaires et enthousiastes pêchés parmi un cercle d’amis et de voisins. Bad Black n’est pas le produit d’un cinéma replié dans les studios : c’est le produit d’une communauté qu’on sent entièrement derrière le film, une communauté qu’on découvre avec une fascination mélangée d’admiration pour leur audace et leur créativité.
L’enthousiasme de Nabwana et de ses amis n’est pas seulement touchant, il est inspirant. Là où tant de projets meurent dans l’œuf faute de fond, de moyens, d’acteurs, de techniciens et de caméras dernier cri, les artisans du Wakaliwood (avec un rythme de production n’ayant rien à envier à un grand studio) se lancent tout droit dans le feu de l’action, bricolant et inventant avec la même vision qu’avaient les pionniers du cinéma muet. Si les décors bidouillés et les bazookas rafistolés peuvent porter à rire un public habitué aux standards de qualité des mégaproductions hollywoodiennes, l’hilarité laisse rapidement place à un certain respect pour la persistance de ces artistes n’ayant pas attendu la permission pour tourner le film de leur rêve. Si Hollywood n’avait que le quart du courage et de la sincérité de Wakaliwood, le cinéma s’en porterait fort mieux.
68 Kill – Trent Haaga
Trent Haaga, scénariste chéri du festival Fantasia et un habitué des films de genre (on lui doit les scénarios de Deadgirl et du médiocre, mais actuel Cheap Thrills), faisait sa première apparition au festival avec 68 Kill, son deuxième long-métrage. Un titre plus approprié aurait sans doute été : Red Pill : The Movie.
En effet, l’histoire de 68 Kill a tout pour plaire aux partisans du « Men’s rights movement » et autres théoriciens du complot féministe mondial : un homme timoré et sexuellement non accompli (un « bêta » pour suivre le jargon primitif du milieu) doit prendre sa place et devenir un homme viril, sûr de lui, prêt à user de violence pour défendre « son » territoire. Bref, un mâle « alpha », fedora en extra. Cette transformation intérieure du mâle longtemps chérie par le genre (le Hills have eyes de Wes Craven mettait brillamment en relation cette obsession de la virilité phallique avec la violence implicite de l’unité familiale patriarcale) se retrouve ici réduite à sa plus simple expression, avec un manque d’esprit des plus flagrant. S’ouvrant sur le gros plan d’une mouche coincée dans du miel, 68 Kill abandonne la subtilité quelques minutes après en énonçant en toutes lettres : « Pussy is like poison, man ». Les 90 minutes suivantes resteront largement à la hauteur intellectuelle de cette entrée en matière. Même la voiture du héros ressemble à une pilule rouge : c’est vous dire.
Chip (Matthew Gray Gubler, dans un autre rôle de « chevreuil dans les phares d’une voiture » – on sent le typecast approcher), archétype du flanc mou, vit dans une relation abusive avec sa petite amie Liza (AnnaLynne McCord, enthousiaste, mais inégale). À la suite d’un peu de chantage émotionnel, elle le convainc de prendre part à un braquage, où elle finit par massacrer quelques personnes, révélant une nature encore plus violente qu’anticipée. Chip, réalisant enfin la vérité (« She’s a crazy bitch ») prend la fuite avec le butin, 68 000 $. Son chemin croisera le chemin de plusieurs autres femmes, toutes sans exception dérangées, traîtresses, obsédées par l’argent et potentiellement meurtrières, à l’exception d’une seule (et encore!), qui passera du statut de manic pixie girl à celui de girl in a freezer (si vous voyez où je veux en venir) en moins de temps qu’il ne le faut pour crier « Male tears ».
Manifestement inspiré des films beaucoup plus intelligents de Richard Bates Jr. (où il est allé repêcher Gubler et McCord), Haaga n’a ni le sens de la provocation, ni le sens du dramatique pour élever cet inconfortable objet filmique au rang de véritable comédie noire, en dépit de quelques bons flashs isolés. Les dialogues ne font mouche que très rarement, et le renversement des genres (femme abusives, hommes victimes – Keaton le faisait déjà (en mieux) il y a cent ans) n’est ni assez sarcastique, ni assez provocant pour susciter autre chose qu’un profond malaise devant la notion de « comédie » du cinéaste, dont la soi-disant distance « ironique » face aux implications misogynes de son scénario (adapté du roman de Bryan Smith) demeure pour le moins suspecte (le scénario de Deadgirl ne fait rien pour dissiper le doute).
Cette farce indigeste est portée à bout de bras par un Matthew Gray Gubler y mettant toute son énergie, apportant mimiques, grimaces et un bon sens de la comédie physique à un rôle qui n’en méritait sans doute pas autant. Lui, au moins, semble s’amuser.
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Le festival Fantasia avait lieu du 13 juillet au 2 août. Cliquez ici pour consulter les autres articles de notre couverture.
[1] Implication plus profonde du genre : sans ce trauma (aussi violent, horrible et brutal soit-il), l’épanouissement (personnel, artistique) est impossible. À cet effet, la réplique de Helen (Lara Flynn Boyle), l’écrivaine à succès hantée par la médiocrité du Happiness de Todd Solondz : « If only I had been raped as child! Then I would know authenticity! ».
[2] À ces scènes de violence fantasmée et idéalisée sont opposées des scènes plus « réalistes » où Noelle navigue entre groupe de soutien féministe et intervenante pédagogiques, tous cruellement indifférents ou impuissants face à sa douleur, préférant défendre le slogan « Don’t be raped » plutôt que « Don’t rape ». Bien que représentatives des portes closes auxquelles se heurtent les survivantes et survivants, ces scènes aux dialogues occasionnellement trop écrits sont les rares maillons faibles d’un film autrement très réussi.
[3] Le liens est parfois très direct : alors qu’elle transporte un corps caché sous un drap, Noelle réplique à un étudiant inquisiteur : « It’s an art installation ».