Du 14 janvier au 18 mars 2017 se tient, au centre de l’image contemporaine VOX, une exposition des œuvres de Ján Mančuška intitulée Moi, le Double et l’Autre, six ans après la mort de l’artiste tchèque post-conceptuel.
Mančuška s’est entre autres interrogé au long de sa carrière sur le caractère artificiel du langage au sein du processus narratif ainsi que sur l’aspect réducteur du récit existentiel véridique. Cette dernière problématique fut centrale pour l’artiste. Né à Bratislava en 1972, mais ayant ensuite grandi à Prague, il fut tiraillé toute sa vie entre son identité slovaque et son identité tchèque. Appartenant en outre à la génération qui assista, aux premières loges, aux conséquences provoquées par l’ouverture du mur de Berlin en 1989, Mančuška fut marqué par le caractère foncièrement dichotomique de ce qui s’apparentait, pour certains, à une chute, et pour d’autres, à une « révolution de velours ». S’inspirant du concept de spectralité articulé par Jacques Derrida, Mančuška montre par le biais de ses créations comment le passé hante parfois le présent, comment des spectres se manifestent dans les représentations imagées. Selon Derrida, les représentations cinématographiques ou télévisuelles confondent le regardant qui est confronté à une image dont la présence, bien qu’elle lui semble tangible, excède pourtant sa propre expérience de la réalité.[1] En ce sens, les œuvres Double et The Invisible évoquent puissamment la densité inhérente à un réel rarement monosémique et souvent hanté par une présence fantomatique.
Si plusieurs œuvres de Mančuška témoignent des relations liant ces deux axes de réflexion, le commissaire Vít Havránek a en outre insisté, lors de l’élaboration de l’exposition Moi, le Double et l’Autre, sur une thématique tierce, celle de l’identité, par le biais du rapport qu’entretiennent sujet et altérité. C’est en ce sens que le spectateur participe activement à l’exposition, étant donné que son propre rôle de sujet regardant est interrogé, notamment dans les œuvres The Big Mirror et The Other. Bien que Mančuška avait l’habitude de présenter ses créations dans le cadre de performances in situ, Havránek propose au centre VOX la mise en relation de plusieurs œuvres qui, tour à tour, introduisent le sujet à différents aspects constitutifs de la complexité inhérente au « je ». Cet aspect contribue à faire de cette première exposition rétrospective consacrée à Mančuška au Canada une expérience d’une densité remarquable.
Dans deux salles sont exposées les œuvres de Mančuška qui témoignent de l’exploration par l’artiste de divers médiums (on retrouve entre autres des projections vidéos, des dessins, des photographies, une installation composée de lettres en aluminium, une autre où sont suspendues des bandes de pellicule 35 mm, etc.) Sur le mur gauche de la première salle est projetée la proposition filmique Double. Durant la séquence est filmé un écran vidéo, sur lequel apparaît l’image d’un homme qui, s’exprimant à une caméra, relate un épisode de son passé. Simultanément, devant cet écran est positionné un second individu qui articule silencieusement le même discours que tient l’homme en arrière-plan. Le récit qui est narré peut évoquer les intrigues vertigineuses de Jorge Luis Borges ; une nuit, revenant chez lui quelque peu éméché, le protagoniste est confronté, après avoir débarré la porte donnant accès au lieu qu’il perçoit comme étant son logis, à un autre homme. Ce dernier affirme être chez-lui, si bien que la rencontre devient confrontation. C’est que le protagoniste n’est pas à Prague, la ville où il vit, mais plutôt à Bratislava, où apparaît à ses yeux une maison identique à la sienne, dont la porte peut être déverrouillée par la clé donnant accès à sa propre demeure.
La question du dédoublement, ici, fait écho à plusieurs réalités qui troublent tour à tour la cohérence illusoire de la définition identitaire. D’abord, comme le souligne Havránek, la figure du double évoque les origines duelles de l’artiste, le sentiment conflictuel ressenti par Mančuška d’appartenir à deux nations, conjoncture qui rend difficile, voire impossible, toute identification de soi sans équivoque. D’un point de vue psychiatrique, l’apparition du double renvoie entre autres aux troubles mentaux que sont la schizophrénie et le trouble dissociatif de l’identité. Or, l’évolution en tant que sujet au sein d’un contexte social et politique où s’affrontent deux discours antagonistes prétendant respectivement à la détention de la Vérité, tels que Mančuška et sa génération en ont fait l’expérience dans les années postérieures à la chute du mur de Berlin, s’exprime avec puissance par le biais des troubles mentaux évoqués.[2] La thématique qui caractérise cette œuvre de Mančuška évoque encore la menace que représente le double lorsque le sujet lui est confronté. Le romantisme allemand associe à l’apparition du doppelgänger un présage fatal.[3] Il s’agit hors de tout doute d’une rencontre bouleversante, ne serait-ce qu’en ce qu’elle implique une redéfinition des contours du soi. Voir apparaître son double, c’est voir son identité dérobée. Si l’altérité se trouve à ma place et s’associe aux repères qui me situaient ; si elle narre, se l’appropriant, un récit provenant de ma mémoire (tel que le fait la duplication silencieuse, mais gesticulante, du personnage dont on entend la voix), qui suis-je réellement ? Dès lors est abordé le rapport complexe liant identité et altérité, thème également interrogé dans les œuvres The Big Mirror et The Other.
L’œuvre The Other consiste en une installation où quinze bandes de pellicule 35 mm sont suspendues devant une boîte lumineuse de couleur blanche. Sur les pellicules apparaissent une série de photographies montrant un homme (nu) et une femme (vêtue) qui participent à une performance. La femme noircit, à l’aide de peinture, toutes les parties du corps de l’homme que ce dernier ne peut voir par lui-même. Ce processus souligne comment l’altérité joue un rôle fondamental dans la reconnaissance du sujet, notamment en ce que seul l’autre a accès visuellement à l’entièreté de sa physionomie, à la reconnaissance de sa corporéité. Une part importante du corps du sujet échappe à sa propre préhension visuelle, alors que le regard constitue justement le sens hégémonique dans les sociétés occidentales modernes, tel que le souligne l’anthropologue David Le Breton.[4] Le visage maculé de peinture du protagoniste rappelle que le sujet ignore visuellement ce lieu où s’incarne symboliquement son identité, lieu auquel l’identifie le plus puissamment l’altérité, mais auquel, paradoxalement, il ne peut avoir accès que grâce à une image (reflet, photographie, écran) où il se découvre Autre.[5] Le visage, si évident pour l’altérité, est pourtant une énigme pour le sujet. Le spectateur en fait d’ailleurs l’expérience, lorsqu’il se voit confronté, derrière la boîte lumineuse de l’installation The Other, aux miroirs qui recouvrent l’un des murs de la galerie. Face à l’œuvre The Big Mirror, le regardant se retrouve vis-à-vis de sa propre image, mille fois appréhendée par le passé, mais où, malgré tout, il se rencontre toujours étranger. Après avoir fait face au double et à l’autre, le sujet est cette fois-ci présenté à son visage, cet Autre mystérieux, insaisissable, sa propre part d’altérité. Et de cette expérience naît une inquiétante étrangeté, qui résulte, comme le dit Le Breton, du sentiment ambigu de se retrouver devant son reflet, séparé de soi, confronté à une image où l’on devrait se reconnaître, mais devant laquelle on se sent pourtant désarmé.
Au fil de ses déambulations parmi les deux salles de l’exposition, face à ces œuvres puissantes, hantées par l’autre et où il reconnaît parfois sa propre intériorité, le spectateur est ainsi amené à se réfléchir en tant que sujet. Or, cette mise en évidence de l’ambivalence de l’identité humaine semble foncièrement significative à une époque où l’on tente de restituer à certaines réalités qui ont historiquement été niées, à des subjectivités qui ont socialement été réduites, toute la complexité et la profondeur qui leur sont inhérentes. Le sociologue Stuart Hall évoque la nécessité fondamentale de l’Autre dans la définition de l’identité :
«C’est cet autre qui habite à l’intérieur de nous, qui nous appartient. Cet Autre que l’on peut ne peut connaître que de la place où l’on se tient. C’est le Moi en tant qu’il est inscrit dans le regard de l’Autre. Et cette notion abolit les frontières entre le dedans et le dehors, entre ceux qui font partie et ceux qui n’en font pas partie, entre ceux dont les histoires ont été écrites et ceux dont les histoires n’ont jamais été écrites, bien qu’elles soient toutes aussi vitales. Et ce silence, ce non-dit existant entre les choses dites, est la seule manière de comprendre l’ensemble de l’histoire. Il n’y a pas d’autre histoire que celle qui prend en compte ces silences et ces absences en même temps que ce qui peut être dit. Tout ce qui peut être dit se fonde sur un immense chœur de voix qui n’a pas encore été entendu, ou ne peut pas l’être.»[6]
Ainsi, dévoilons ce qui a été occulté et écoutons ce silence entre les cris ; autrement, en fermant les yeux face à l’altérité, nous reconduisons une attitude criminelle qui a trop longtemps organisé une Histoire qui s’est avérée factice et résolument hantée.
L’exposition Moi, le Double et l’Autre, de Ján Mančuška est présentée jusqu’au 18 mars 2017 au centre de l’image contemporaine VOX.
[1] 1 Catherine Malabou, « DERRIDA JACQUES – (1930-2004) », Encyclopædia Universalis, s.d. En ligne. < http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/jacques-derrida/ >. Consulté le 09 février 2017.
[2] Vít Havranek, « Ján Mančuška. Moi, le Double et l’Autre » dans VOX, 2017. En ligne. <http://www.centrevox.ca/exposition/jan-mancuska-reverse/ >. Consulté le 09 février 2017.
[3] Marie-Claude Lambotte, « DOUBLE », Encyclopædia Universalis, s.d. En ligne. <http://www.universalis.fr/encyclopedie/double >. Consulté le 09 février 2017.
[4] David Le Breton, « Le visage est un autre », Des visages : Essai d’anthropologie, France, Éditions Métailié, 1992, p. 170.
[5] Ibid.
[6] Stuart Hall, Identités et cultures 2. Politiques des différences, Paris, Éditions Amsterdam, 2013, p.60-61.