Un simple coup de téléphone et la vie se scinde en deux : il y a maintenant un avant et un après l’annonce de la maladie. Le moment où l’on ne savait pas encore, lorsque naïvement la poésie était encore possible, et celui où l’on apprend que le futur est tracé de cicatrices et d’une possible paralysie de la mâchoire. La tumeur doit être opérée, la narratrice de Jardin radio doit réapprendre à parler, à manger et à bouger les muscles de son visage qu’elle ne reconnait plus. C’est au creux de sa convalescence, recluse dans sa chambre d’enfance, qu’elle tente de saisir son propre silence.
Bien que constitué de fragments, le roman de Charlotte Biron s’écrit tout en refusant la littérature : « Chaque jour, je regarde avec plus de frustration les métaphores qui retouchent la vie, qui dissimulent les défauts, qui donnent à nos douleurs des allures trop lisses. » Si les mots et l’écriture peuvent servir à combler le vide créé par la souffrance, à nommer l’absence de vie après l’opération, la narratrice trouve qu’au contraire, les métaphores amortissent le réel et aplatissent le relief des blessures. Elle veut cesser d’échapper au monde. Grâce au son des mots, et non par leur trace laissée sur le papier, l’autrice arrive à se raconter : les voix de Sontag, Britt, Lorde ou Kroeber comme compagnes de route.
La douleur, si insoutenable qu’elle fait tout oublier, est brillamment relatée par une narration simple, juste et fluide. Parler du vide et du vertige sans souvenirs comme ancrage est véritablement un tour de force. C’est surtout grâce aux récits des autres femmes, qui ont également vécu et réfléchi la maladie avant la narratrice, que les scènes parviennent à se constituer. Une écriture comme un balado, une voix enregistrée qui raconte spontanément les images et les liens créés par l’esprit.
Parfois très « plate », un peu trop même, la narration refuse la poésie, alors que tout est lisse, droit, racontée à froid : rien ne déraille, les mots ne fuient pas, aucune trace de blessures entre les phrases, c’est à se demander si le récit gagnerait à être plus incarné, à suinter des bords et échapper, justement, au registre du nommable.
Jardin radio, c’est cet espace de rencontre entre les voix, pour combler l’extrême solitude et surtout, pour échapper à l’oubli : celui de son propre corps et celui du monde extérieur. Les paroles des autres agissent comme alliées pour la narratrice, se creusant une place au centre de ses sensations, dans l’air de sa chambre, au creux des portes closes et de l’oreille fatiguée, alors que les yeux fermés, elle n’est plus capable de rien, sauf peut-être d’écouter.
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Charlotte Biron, Jardin radio, Montréal, Le Quartanier, 2022, 127 p.
Article rédigé par Alexie Legendre.