On n’en avait jamais parlé et pourtant on le savait toutes. C’était dans nos silences, nos regards, les trajets que l’on empruntait pour en éviter d’autres. Et puis un jour l’abcès fut crevé. Les bouches, les doigts se délièrent et tous et toutes ne purent feindre l’aveuglement ou la surdité sous le flot de témoignages déclenché par ce cri de guerre millénaire: #metoo. Moi aussi. Et toi. Nous toutes. Tout à coup, ces corps habituellement soumis à la loi du silence se mirent à hurler, à réclamer que nous les respections, cessions de les toucher, de les violenter, de les pénétrer sans leur consentement. Sous cette déferlante de témoignages qui allaient du viol au simple mais pernicieux cat call, Martine Delvaux a eu une idée: celle de récolter ces paroles qui apparaissaient de toutes parts, histoire de ne pas les laisser flétrir, de les conserver en lieu sûr. Publié aux éditions Héliotrope, Je n’en ai jamais parlé à personne est le résultat de ce travail de récolte auquel s’était attelée la professeure de littérature. Après les pixels et l’écran se succèdent l’encre et le papier afin que les précieux témoignages ne puissent être enterrés par du contenu plus apte à envahir nos réseaux sociaux, nous rendant impassibles à l’horreur qui se déroule pourtant à quelques pas de nos demeures.
LA HONTE AU BOUT DES DOIGTS
Je me rappelle encore l’hésitation qui m’avait paralysée lorsque j’ai pris la décision de faire parvenir mon propre témoignage à madame Delvaux. Le curseur clignotait, marquait les minutes qui passaient tandis que je cherchais par où commencer. Ma propre enfance? Ma mère? Ma grand-mère? Tant de femmes, tant de récits tus. Et pourtant j’en suis venue à la conclusion que ces récits ne m’appartenaient pas et que je ne pouvais soumettre ces femmes de ma vie à une nouvelle violence, soit celle de la rupture de notre pacte du silence qui règne sur ces violences qu’elles ont longtemps tenté d’oublier. J’ai donc saisi des mots. Pas les plus beaux et j’ai écrit, écrit une partie de mon histoire. J’ai choisi de me délester d’un récit qui me collait encore à la peau, que je ne suis jamais parvenue à avaler. Une rencontre en l’apparence banale qui m’empêche encore pourtant parfois de dormir et qui, j’en suis certaine, n’a pas le même effet sur ceux que je pouvais enfin réduire au niveau de simples personnages abjects dans ce témoignage électronique.
Malgré tout le soulagement n’est pas venu au moment d’appuyer sur la touche «envoyer». Cette victoire que j’espérais tant m’apparaissait maintenant comme illusoire, futile. Ce que je ressentais? Le goût acidulé de l’angoisse, la lourdeur de la honte sur mes épaules. Je l’admets, je craignais à nouveau de ne pas être crue. Que Martine Delvaux, professeure en études littéraires et féministes, militante, qui m’encourageait à prendre la parole, ne me croie pas. Qu’elle croie que tout ceci n’est que fiction, du pur sensationnalisme injecté dans une histoire banale dans le but d’obtenir de l’attention.
Et voilà donc l’importance du projet de Martine Delvaux. De mettre fin à la honte, à la crainte de ne pas être crue, encore plus violente que la crainte de n’être pas entendue. Placés sur un pied d’égalité, sans séparations aucunes, les témoignages s’échappent de leur soliloque pour former une seule voix. Par la technique du collage, les témoignages sortent de leur confinement, les survivant.e.s échappent à leur solitude et forment une unité. Je n’en ai jamais parlé à personne, c’est un collage de douleurs, un cadavre exquis de l’horreur d’un quotidien qui est celui des femmes.
Par son geste rassembleur, Martine Delvaux met fin à des années de silence ayant permis à la violence de proliférer et aux dominants de demeurer bien confortablement dans ces trônes d’où ils nous regardent de haut, se moquent de nous et de cette sempiternelle honte qui fait partie de notre lot quotidien. Par ailleurs, est-ce par hasard que le texte coup de poing de Virginie Despentes, « Césars : Désormais on se lève et on se barre » soit paru presque au même moment dans Libération? « Et c’est exactement à cela que ça sert, la puissance de vos grosses fortunes : avoir le contrôle des corps déclarés subalternes. Les corps qui se taisent, qui ne racontent pas l’histoire de leur point de vue »[1]. L’écoeurement, la goutte qui fait déborder le vase… L’air du temps ou le temps qu’on en parle? À vous de me dire.
MARTINE DELVAUX: CORYPHÉE 3.0
Au moment de lire Je n’en ai jamais parlé à personne, une image s’impose à moi, soit celle du chœur dans la tragédie grecque. Le chœur, c’est ce dispositif théâtral qui assure la transmission de la morale de l’œuvre mise en scène à ses spectateurs. Personnage à la fois collectif et omniscient, le chœur agit à titre de révélateur et communique au spectateur l’action qui se déroule en dehors de la scène, loin de ses yeux inquisiteurs.
Car au théâtre comme dans la vie, de nombreuses choses se déroulent derrière des portes closes et le chœur mis en scène par Martine Delvaux se pourvoit d’une mission: celle de mettre en lumière cette violence perpétrée en toute impunité et qui prolifère grâce au silence dans lequel s’enferment ses victimes. «Ceci est mon histoire», déclare l’une des voix du chœur, une histoire qui pourra enfin se raconter sans remaniements et sans atténuations.
J’emploie le mot histoire, car c’est bien ce qui fait la force de cet ouvrage collectif: cette volonté de faire récit à partir de centaines de témoignages recueillis sous différentes formes. Ainsi, les voix s’accordent, s’arriment et le·la lect·eur ·rice croit assister à un récit de formation, celui d’une vie de femme marquée non seulement par la violence et la sexualisation de son corps, mais aussi par le silence, l’aveuglement volontaire et la naïveté de ceux et celles que l’on pourrait qualifier de personnages secondaires.
La voix est d’abord hésitante, faisant écho à celle que j’étais il y a de cela trois ans, la tête profondément enfouie entre les mains à la recherche de mots qui seraient aptes à donner forme à cette scène d’humiliation que j’ai tant de fois rejouée dans ma tête, au point de me questionner sur la réalité de celle-ci. Ensuite, le récit adopte un fil chronologique qui aura tôt fait d’instiller le malaise chez le lectorat mal préparé: «J’avais quatre ans la première fois. Quatre agresseur.es.» Le confort qui dépendait du silence des victimes s’évapore et le chœur poursuit, imposant un reality check à ces esprits qui se convainquent que les agressions ne sont que des plot lines dans des séries policières bas de gamme. Mais le réel aussi connaît ses lieux communs: l’âge, le lieu, les relations de pouvoir qui nous imposent d’ores et déjà les rôles de dominant·e ·s/dominé·e ·s.
La banalité et la quotidienneté de la violence, voilà les deux principales réalités dénoncées par Je n’en ai jamais parlé à personne. Loin de la simple spectacularisation de la douleur ou de la volonté de trashitude pour la trashitude, le chœur confronte son lectorat à la réalité qu’il·elle habite et devant laquelle ils·elles choisissent la passivité comme arme face à l’horreur des autres. Traditionnellement, un membre du chœur pouvait briser les rangs afin de s’adresser au héros; il s’agissait là du coryphée. Dans sa préface, Martine Delvaux agit à titre de coryphée par cette injonction au lecteur et à la lectrice: «Leurs mots sont maintenant entre vos mains, ils demandent d’être portés». Sans toutefois éclipser ce chœur qu’elle a si habilement composé, Martine Delvaux est une coryphée postmoderne qui refuse la simple lecture de loisir, l’oisiveté. Ce livre, c’est beaucoup plus qu’un simple objet culturel et elle vous enjoint à le traiter de la sorte.
PRÊCHER AUX CONVERTI·E ·S?
À titre de conclusion, j’aimerais reprendre cette injonction faite par Martine Delvaux et vous demander: Et maintenant? Si j’applaudis la témérité, le courage dont ce livre témoigne,et ce, à chaque moment de sa conception (des témoins à l’éditrice en passant par son lectorat), un cynisme continue néanmoins de m’habiter quant à l’après d’une telle publication.
Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait? Voici mon témoignage livré pour vous. Et je vous demande: qu’est-ce que vous en ferez?
J’ai été témoin de la vague de violence qui a tenté d’engloutir madame Delvaux au lendemain de la publication de son plus que nécessaire ouvrage sur les boys’ club. Un homme assomme une femme avec une crosse de hockey à l’entrée d’une station de métro. Je me fais siffler en rentrant du travail au beau milieu de l’après-midi, vêtue d’un épais manteau d’hiver qui ne vous laisse deviner aucun détail sur la forme de mon corps.
Combien de fois devrons-nous revivre nos traumatismes, ces histoires que nous taisons quand l’on essaie de dormir, pleurer en vous demandant de ne plus inviter l’un de vos amis lors de réunions entre ami·e·s? Voilà ma question au terme de ma lecture, la même question qui me hantait quand j’ai écrit à madame Delvaux: quand nous croirez-vous?
Je n’en ai jamais parlé à personne, éditions Héliotrope, Montréal, 2020, 126 pages.
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[1] Despentes, Virginie. « Césars : On se lève et on se barre », Libération, 1er mars 2020. https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/cesars-desormais-on-se-leve-et-on-se-barre_1780212