Le roman Aliss de Patrick Senécal, publié chez Alire en 2000, a marqué le paysage littéraire québécois depuis sa sortie : réception extrêmement positive autant chez la critique que chez les lecteur·trice·s, popularité qui s’est par ailleurs maintenue à travers les années, prix Boréal du meilleur roman (2001), rédaction d’un mémoire de maitrise de Mélissa Boudreault à l’UQAM (2010), scène dans l’expérience interactive Peur Dépôt (2013-15)… Cet autre Montréal fascine et dérange, ce lieu fantastique et horrifiant dans lequel s’évanouissent les limites et les normes sociales et où règne la Reine Rouge, personnage mystérieux qui aura eu sa websérie (2011) et sera réapparu dans un autre roman de l’auteur. L’adaptation éponyme en bande dessinée de Jeik Dion et Patrick Senécal est sortie en fin d’octobre 2020 aux éditions Alire et Front Froid.
D’emblée, la BD propose une synthèse efficace du roman et condense ses 521 pages en environ la moitié. Pourtant, le·la lecteur·trice qui a lu l’œuvre québécoise originale en retrouve l’essentiel. Le·la lecteur·trice suit la quête d’émancipation et le regard déterminé de·la protagoniste Aliss, elle-même sur les traces du personnage représentant le lapin blanc. Elle est animée de candeur et de curiosité de comprendre le monde qui l’entoure en cherchant un indéfinissable « autre chose » (Aliss, n.p.). Les chapitres sont courts, s’enchainent rapidement et se centrent sur un personnage du quartier insolite à l’image du roman. Les dialogues colorés et les jeux de langage contribuent toujours autant à amuser le·la lecteur·trice tout en rehaussant son malaise par la violence des situations et du fait de sa propre complaisance : Aliss « Heu.. j’aimerais entrer » ; le portier « Bonne idée. D’utiliser le conditionnel. C’est plus prudent./ Pour ma part, je vais employer l’impératif :/ Décrisse » (Aliss).
Le bédéiste Jeik Dion s’approprie l’œuvre originale en faisant des choix graphiques qui lui permettent de se démarquer par son propre style. C’est grâce à ce dernier que le dessin donne beaucoup d’expression au quartier magnifiquement transposé et très glauque, et à ses différents habitants. Là où le roman use de techniques littéraires éprouvées, mais parfaitement maitrisées comme l’alternance entre la présence et l’absence du personnage (l’énigmatique Chess), et l’accumulation de détails empruntant au cinéma gore (Bone et Chair), la BD procède autrement. De fait, elle capture, grâce à l’expressivité de ses dessins, l’essence des personnages de Lewis Carroll, soulignant l’amoralité et la folie de ceux-ci, accentuant le sentiment de leur dangerosité. La Reine Rouge est complètement désillusionnée, l’expression de son regard rend cela patent ; les sourires de Bone et Chair montrent le sadique qui se cache derrière leur vernis de civilisation et de redoutables jeux de mots dès qu’ils s’emballent dans leur recherche ; Chess devient une ombre expansive et sinistre en conservant un ton parfaitement égayé.
Le médium de la bande dessinée permet par ses nombreux cadres d’exprimer organiquement la clôture des lieux, surtout avec cette image répétée et obsessive du palais rouge. Le·la lecteur·trice est constamment enfermé·e en dehors des murs des lieux auxquels la protagoniste voudrait pouvoir accéder. Par la fluidité de la transition entre plusieurs cases, iel ressent de manière analogue le sentiment de dédale qui affecte Aliss et motive sa frénésie de déplacements pour comprendre cet endroit et ses transgressions – ce n’est bien sûr pas la bonne question qu’elle se pose. Le moment où la candide jeune femme pénètre enfin dans le palais est moins une récompense pour cette dernière, qui, comme pour le reste, n’y est pas réellement à sa place, que pour le·la lecteur·trice. Visuellement somptueuse, la séquence produit naturellement une impression de progression où l’on se retrouve attiré dans cet espace interdit – de fait, très peu d’exemples graphiques aussi proches du pornographique et offrant une telle profusion de luxure existent au Québec. Le·la lecteur·trice comprend immédiatement pourquoi il a attendu pour accéder à ce lieu d’initiés étant donné la nature de cette scène et la virtuosité de sa mise en scène qui, comme spectacle d’une société, supplante tout le reste.
Même avant d’arriver à ce point de bascule dans le récit, la narration visuelle réussit à toujours rehausser le sentiment de malaise du·de la lecteur·trice lié au voyeurisme des scènes. En effet, Aliss se retrouve fréquemment soit en position d’impuissance qui mélange habilement la spectature et la violence – ce qui fait écho au propre rôle du·de la lecteur·trice dans le récit –, soit dans l’illusion de sa propre puissance (par la drogue, le sexe, son métier de danseuse, etc.). En outre, le bédéiste Dion parvient, dans ces scènes, à adopter un rythme rapide, tranché sans jamais se perdre dans l’excès, contrairement à l’héroïne qu’il met en scène. En réussissant cette adaptation visuelle qu’aucun autre médium ne permettait, on imagine difficilement pour l’heure une version au cinéma ou en série télévisuelle dans notre belle province, Jeik Dion et Patrick Senécal prouvent l’atemporalité du récit d’Aliss, cette relecture québécoise trash du classique de Carroll qui emprunte aussi beaucoup au conte et à l’horreur.
***
Jeik Dion et Patrick Senécal, Aliss, Montréal, Alire et Front Froid, 2020, 272 p.
Article écrit par André-Philippe Lapointe.