Paru chez Leméac au printemps 2019, La fabrique du viol de l’activiste et juriste Suzanne Zaccour attaque de front le problème des violences sexuelles en interrogeant ses multiples ancrages, notamment dans le droit, l’éducation, les médias, la culture hétéroromantique et les productions artistiques. Celle qui a codirigé la Grammaire non sexiste de la langue française: le masculin ne l’emporte plus! (2017) chez M éditeur et coédité le Dictionnaire critique du sexisme linguistique (2017) aux éditions Somme toute confirme, avec ce premier essai, la pertinence de sa voix dans la réflexion sur la culture du viol.
Pour en finir avec le « bon garsTM»
«Ce livre s’adresse à quiconque s’intéresse au problème des violences sexuelles et est prêt·e à se remettre en question, à apprendre et à garder l’esprit ouvert. Les conversations qui nous attendent seront parfois inconfortables, mais le confort n’est pas ce dont notre société a besoin pour déraciner le viol.» Déjà, les premières lignes de la quatrième de couverture donnent le ton de l’essai. Zaccour ne craint pas la justesse des mots et ne fait aucun compromis quant à la réalité violente qu’elle analyse: «Les féministes voient-elles le viol partout?» (72), «À qui profite le viol?» (87), «Comment nos mots protègent les violeurs» (102), etc. Son ton essayistique est franc et clair, même didactique à certains endroits, et se veut facile d’accès. Elle décortique et vulgarise en effet le jargon juridique, déconstruit de nombreux préjugés — comme ceux du slutshaming,de la présomption d’innocence ou de la «bonne victime» — autant qu’elle campe les multiples statistiques convoquées dans des exemples éclairants.
Suzanne Zaccour étudie la pluralité des facteurs de légitimation et de propagation d’une telle fabrique de violences envers les femmes, ainsi que ses effets. Elle définit d’ailleurs le vif de son sujet comme suit:
«La culture du viol, ce sont toutes ces pratiques, mythes, conventions et faits culturels qui banalisent, dénaturent ou favorisent les violences sexuelles dans notre société. On en retrouve des éléments dans les arts, le droit, la politique; dans des phénomènes comme le blâme des victimes et la socialisation genrée.» (76)
L’autrice dresse alors un panorama des causes et des conséquences de cette culture. Elle travaille, entre autres, à démystifier les fausses accusations d’agression — elles sont encore plus improbables que d’être frappé·e par la foudre! (51) — et souligne l’importance de déplacer l’accent de la spectacularisation de la souffrance des femmes vers les violences causées par les hommes.
De plus, on retrouve son souci d’inclusivité, relevé plus tôt, dans la posture d’énonciation qu’elle adopte au long de son essai: Zaccour fait effectivement appel à plusieurs destinataires, selon les sujets abordés, ce qui contribue à ancrer davantage son propos dans l’expérience vécue — la sienne aussi bien que celle des personnes qui la lisent. Par exemple, elle s’adresse directement à celles craignant ou ayant subi des violences masculines (62) — notez ce dernier adjectif qui, comme elle le souligne, permet de ne plus détourner l’attention du véritable problème, soit que «le viol ne résulte pas du désir sexuel, mais du désir de contrôle» des hommes (28).
Ailleurs, elle apostrophe les hommes de son lectorat qui se considèrent comme des alliés en leur fournissant matière à réflexion au sujet de «la culture du viol comme privilège masculin» (89). En ce sens, Zaccour dissèque le mythe du «bon garsTM» (129), celui qui, méritant cinq étoiles dorées, n’agresse pas et qui, par conséquent, ne se reconnaît évidemment pas dans la figure du violeur que véhicule l’imaginaire culturel (71). Or, «nous devons accepter que les hommes violents sont des hommes normaux» (70), et, donc, il nous faut déconstruire la «dichotomie entre les monstres et les bons gars, entre les viols violents et la séduction virile» (94). Dès lors, nous devons admettre que «[l]es « bons gars » profitent ainsi du sentiment de danger créé par les « mauvais gars »» (90). L’une des forces de l’essai est précisément de démonter cette dualité pour exposer l’ampleur du continuum dans lequel les violences contre les femmes s’inscrivent (104).
De la nécessité de croire les femmes
Comme le démontre l’autrice, les ramifications transversales de la culture du viol travaillent autant à déresponsabiliser les hommes qu’à faire croire qu’une agression est une aberration, un crime exceptionnel de ruelle mal éclairée (92, 104), alors qu’il s’agit tristement d’un fait commun, banalisé, voire dissimulé. L’essai, qui se divise en trois parties — «Les victimes», «Les violeurs», «Le consentement» —, navigue à travers une multitude d’enjeux: la crédibilité des victimes et la revalorisation de la parole des femmes, les préconceptions misogynes, racistes, capacitistes et cissexistes qui les discréditent et les mettent en danger, l’impunité des violeurs, qui s’ancre notamment dans une culture de complicité et solidarité masculines[1](92), et les (fausses) zones grises du consentement, masquant en fait de multiples formes de coercition.
Au fil de sa réflexion, Zaccour met l’accent sur la valeur de l’action et de l’engagement tout en insistant sur l’importance capitale de croire les femmes: «On ne peut pas être neutre face au viol. Prendre le parti des victimes, ce n’est pas faire un procès ni envoyer des agresseurs au bûcher: c’est dire non au droit de violer en paix.» (54) Refuser toute neutralité en croyant les femmes devient ainsi un geste politique, pouvant ébranler les assises d’une culture encourageant le silence de celles-ci. À cet effet, les dernières pages du livre sont réservées à l’usage de la lectrice ou du lecteur, lui proposant des actions et des pistes de réflexion pour aller quotidiennement à l’encontre des mécanismes de la culture du viol.
Suzanne Zaccour clôt son essai sur un appel au dépassement de cette fabrique au profit d’«une culture de mutualité, de plaisir, et d’égalité» (136). Celle-ci irait plus loin que l’acte de consentir — facteur certes indispensable à toute sexualité intersubjective — pour tendre vers un enthousiasme par lequel la sexualité des femmes pourrait s’exprimer en toute liberté et complexité. De la sorte, les scripts sexuels éculés et hétéronormatifs d’une féminité contraignante (90) et d’une passivité soumise aux assauts masculins répétés pourraient, enfin, devenir choses du passé (136).
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[1]À ce sujet, le prochain essai de Martine Delvaux, Le boys club,devrait être plus que pertinent: sa parution aux éditions du Remue-ménage est prévue à l’automne 2019.
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Je reproduis ici la suggestion tirée de la liste des «15 actions à entreprendre dès aujourd’hui contre la culture du viol» (140-141) concluant l’essai et proposant de lire et de s’éduquer sur celle-ci.
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Suzanne Zaccour, La fabrique du viol, Montréal, Leméac, coll. « Présent », 2019, 166 p.
Article réalisé par Camille Potvin, candidate à la maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal.