Son visage. Sa joue. Son sein droit. Son ventre. Sa cuisse. Ses genoux. Ses lèvres. Sa tête. Ses mollets. Ses cheveux. Son sein gauche. Ses jambes. Sa main. Sa fesse droite. Son corps déshabillé. Ses grains de beauté. Son vagin. Son utérus.
Toutes des parcelles du corps féminin ayant été témoin de souvenirs, d’arrière-goûts, de traumatismes. C’est cette accumulation de violence et d’agressions que voulait explorer Pier Courville dans sa nouvelle œuvre Elles, parue dernièrement chez Hamac. « Je sentais que le résultat serait assez fracassant, et pourrait donner une idée de ce que c’est, de marcher dans les souliers des filles et des femmes, au quotidien et sur toute une vie. Le résultat était troublant », nous partage l’autrice. Elle ajoute : « J’ai eu peur de publier. Je me suis demandé pourquoi, et j’ai réalisé que cette peur est la même qui pousse les femmes au silence. Peur de la honte, qu’on nous ridiculise, qu’on banalise. C’était une assez bonne raison de me lancer. Je me suis aussi dit qu’en libérant ma parole, d’autres femmes le feraient aussi. Cette libération de la parole est une force. Pourquoi se taire, finalement? »
L’autrice met en lumière ce règne du silence : le silence pour ne pas empirer la situation, pour que le moment passe plus rapidement, pour tenter d’oublier. Ce mutisme camoufle le fait que la majorité des femmes – pour ne pas dire toutes – vivent des situations déplaisantes lors desquelles leur corps ou leur intégrité sont assaillis. « Depuis la publication, je reçois des histoires de femmes, des souvenirs enfouis. J’avais senti, de manière intuitive, que beaucoup d’entre elles se reconnaîtraient dans mes mots. J’espère encourager la parole, le partage, le dialogue. Entre femmes et avec les hommes. »
Ignorées, insultées, menacées, jugées arrogantes, les femmes dans Elles nous font comprendre que, parfois, les mots ne suffisent pas. C’est bouleversant de constater qu’on demande aux femmes de se défendre, sans toutefois leur apprendre à le faire, et non pas à leurs assaillants de cesser leurs affronts. Elles nous fait voir la naissance et l’accroissement de la peur et de la honte après chaque agression. Que la violence soit physique ou verbale, intentionnelle ou inconsciente, elle est partout : body shaming, microagressions, résistance aux limites imposées, agressions sexuelles.
En tant que femme, il est difficile de lire cette œuvre sans vivre de la frustration. Nous y décelons l’image que la société se fait de la femme – supposément – parfaite, cette image responsable de l’obsession du poids, de l’apparence, des signes de vieillissement. Cet idéal hors d’atteinte pour lequel elle s’inflige tant de souffrance dans le but de plaire au regard de l’autre. Ce ne sont cependant pas seulement les standards inatteignables qui poussent les femmes à vouloir passer inaperçues ; c’est aussi leur désir de se rendre moins vulnérables. Ainsi, elles camouflent leur corps, se rendent invisibles pour éviter d’être regardées, touchées. Devant l’indifférence des témoins, elles optent pour l’hypervigilance.
Elles est une œuvre crue qui suscite beaucoup de réflexion et qui, à mon avis, devrait être lue par tout le monde. Bien qu’il décrive toute la violence à leur égard, je pense que ce livre met surtout en évidence l’incroyable force et la résilience des femmes. Après avoir lu ce livre crucial pour l’avenir des femmes, j’ai eu l’opportunité de m’entretenir avec Pier Courville et d’explorer avec elle les dessous de son œuvre.
1. Comment votre projet d’écriture a-t-il vu le jour ?
Je travaillais sur un autre manuscrit qui comprend plusieurs défis pour moi. Je l’ai donc mis de côté pour le laisser mûrir et je suis partie en vacances. Je pensais alors à une autre histoire que je mijote. Et mon mari me suggérait de reprendre ce vieux projet commencé il y a longtemps, sur les microviolences divisées en parties du corps de la femme. Au retour, avant de me lancer dans mon nouveau projet, j’ai ouvert Elles… juste pour voir. Il y avait trois nouvelles dans le document : « Son visage », « Son sein droit », « Son ventre ». Je les ai retravaillées, pour le fun, puis 45 autres textes sont sortis d’un coup. C’était plus fort que moi : jamais une écriture n’a été aussi intuitive et rapide. Tout était là en moi. Et j’ai réalisé que ce manuscrit apportait ceci de différent : les textes restaient dans le « micro ». De plus, je jouais avec les zones grises. C’est-à-dire des victimes souvent « imparfaites » (le bon mot serait « humaines ») qui sortent la nuit, consomment, embarquent avec des étrangers. Enfin, j’ai trouvé qu’il y avait quelque chose d’important à exposer tout en m’imposant ce cadre (parce que le sujet est très vaste) : le corps, le micro, jouer avec certaines zones grises. Avec pour objectif que les lectrices (et peut-être les lecteurs) vivent dans les souliers de ces filles et femmes. Et les comprennent. En écrivant, j’ai découvert un puits sans fond. J’aurais pu poursuivre, le livre aurait pu doubler, tripler, quadrupler en taille. J’ai arrêté quand j’ai senti que c’était assez, et que, moi-même, j’en pouvais plus de vivre dans ces émotions parce que l’écriture, je la vis le jour et la nuit.
2. Votre processus d’écriture a-t-il été différent que pour votre livre précédent, Petits géants ?
Très différent. Comme j’énonce plus haut : l’écriture de Elles a été rapide et furieuse. Je me levais parfois tôt le matin, avant tout le monde, et l’histoire était là, dans ma tête, prête à être couchée sur papier. Elle sortait d’un trait, ce qui a donné plusieurs textes essoufflants, sans ponctuation, des textes que j’ai aimé écrire. Petits géants s’est écrit sur une dizaine d’années pendant lesquelles j’ai eu mes trois enfants. J’en profitais chaque fois que je le pouvais, pendant les heures de garderie. Aussi, étant donné que c’était un premier livre, le processus était plus long, je m’étais donné des règles rigides pour la narration, afin de m’aider à avoir un résultat assez uniforme sur près de 400 pages. J’ai éclaté toutes ces règles et cloisons avec Elles. Ce qui, malgré le sujet, a rendu l’écriture amusante et, surtout, libératrice au niveau créatif. J’ai joué avec la forme, les temps de verbe, la ponctuation, la longueur des chapitres, les pronoms (un « elle », toujours sans prénom, et l’insertion d’un « je » qui me lie à toutes ces filles-femmes) …
3. Cette œuvre a-t-elle une signification personnelle ? Diriez-vous qu’il s’agit d’autofiction ?
Je crois que tout texte que j’ai écrit et que j’écrirai a et aura une signification personnelle. Je m’inspire de ma vie et de celles des gens autour de moi. De mon vécu. Dans Elles, j’ai joint des sentiments que je connais bien et que mes amies et les femmes autour de moi connaissent bien. J’ai écrit ce que je sens, ressens et entends depuis que je suis petite. J’ai joint mon vécu à celui des autres femmes. Toutes les femmes ont des squelettes dans leur placard, des histoires qu’elles taisent par honte et fierté. Les textes vont de l’autofiction à la fiction, mais partent tous d’une réalité. Parfois, ils sont même très collés à moi, quasi autobiographiques, par exemple celui qui ouvre le livre, dans le club vidéo. Il y a tout l’éventail et l’une des 46 histoires de la version finale m’a été offerte par une amie.
4. Croyez-vous qu’être mère de trois garçons vous ait influencée à écrire cette œuvre ?
Oui et non. Garçon ou fille, être mère est une influence pour ce que l’on souhaite pour l’avenir. Avoir des garçons est une responsabilité importante : on doit, comme on peut, les éduquer à être féministes, et ce, dans un monde où ils peuvent facilement tomber dans des groupes haineux. Par contre, même si Elles démontre que l’éducation de nos garçons y est pour beaucoup, il montre aussi que l’éducation de nos filles y est également pour beaucoup. Les filles, on leur impose souvent tel ou tel vêtement qu’elle ne souhaite pas nécessairement porter. Ou des coiffures. Et pire encore : on leur apprend à être douces, gentilles, polies, silencieuses, jolies. On ne leur apprend pas à se défendre, mais plutôt à plaire. On souffre toutes de cette éducation. Si j’avais eu des filles, j’aurais voulu leur apprendre à parler fort et à prendre leur place, à se défendre autant que possible. Plus que je ne l’ai fait pour moi-même.
5. Auriez-vous autre chose à partager à nos lecteur·rice·s ?
À la fin du livre, je dédie mes mots à mes fils, mon mari, ma mère et mes amies. Mais j’ai aussi publié ce livre pour toutes les filles et les femmes. Il y a un grand sentiment de sororité dans ces pages. Je pense toutefois que les hommes aimeraient également le lire, ceux qui ont cette ouverture.
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NB. Certains passages de l’entretien ont été édités et condensés.
Courville, Pier, Elles, Montréal, Hamac, 2024, 176p.