C’est un signe de maturité pour la bande dessinée québécoise que ses publications, déjà fort diversifiées, ne cessent de se renouveler afin de montrer les possibilités associées au 9e art. Sans diminuer la valeur des œuvres associées aux grands noms du médium sur notre territoire et à leur maitrise indéniable de la narration (Michel Rabagliati, Jimmy Beaulieu, Zviane, Guy Delisle, etc.), de nouvelles bandes dessinées plus atypiques tendent actuellement à se multiplier, et se révèlent de fait difficiles à classer parmi les catégories existantes. Ces nouvelles parutions se distinguent de publications plus connues par leur style visuel qui s’éloigne fréquemment de la technique de la ligne claire et leur mise en page refusant la stabilité du gaufrier (1). Dans cette critique, nous saluerons tout particulièrement l’audace formelle de La Vingt d’Audrey Beaulé chez Mécanique générale en août 2020.
La mise en page de la bande dessinée La Vingt profite pleinement de l’hybridité caractéristique du médium pour en explorer ses possibles à l’image du récit de la jeune femme dans la vingtaine se déplaçant régulièrement sur l’autoroute éponyme. Ce lieu de transition entre Québec et Montréal devient son espace d’introspection sur son passé et sa présente existence. Si la dimension visuelle est indéniablement novatrice dans le paysage de la BD québécoise, l’œuvre tend à s’inscrire dans plusieurs des caractéristiques de l’autofiction – sans réellement y appartenir –, courant important de la bande dessinée nord-américaine : écriture au « je », jeune adulte qui cherche sa place dans le monde, intimité de la narration où le singulier rejoint l’universel, réflexion sur la différence, etc.
Ainsi, thématiquement, la bande dessinée se révèle tout à fait réussie : l’espace, en se déroulant, dévoile l’histoire de la narratrice, également la protagoniste du récit. La métaphore de la vie comme route insiste sur l’importance du mouvement, des événements : le premier fondamental pour le médium de la bande dessinée, le second dans le cadre du récit. Grâce à ce dernier, les événements que la narratrice a vécus esquissent le portrait de sa génération (la génération Y) tout en constituant des traces de sa genèse individuelle. On retrouve ainsi la présence d’éléments de la culture populaire (par exemple, Buffy the Vampire Slayer (1997-2003), qui résonnent autant dans l’histoire singulière de la protagoniste que plus globalement chez le·la lecteur·trice. Les listes qui parsèment un peu naïvement sa narration viennent en montrer les nombreuses facettes où s’intègrent naturellement des éléments négatifs. À nouveau, le·la lecteur·trice peut facilement s’identifier : avec les nouvelles technologies, les listes sont devenues omniprésentes et semblent nous permettre d’inventorier notre existence.
C’est cependant d’une autre forme plus ancienne que cette candeur s’inspire : l’art du scrapbooking et du journal intime. L’absence de cadre de cette BD favorise les transitions, les associations spontanées, tandis que le médium rend visible l’agencement que forment des synthèses autour de personnages, de moments, etc. Les chapitres se découpent autour de thématiques et constituent des tableaux passant du concret à l’abstrait. Ainsi, les vampires dans Buffy deviennent des représentations des incertitudes de la narratrice. Celles-ci sont d’autant plus présentes que la protagoniste est marginale, introvertie, ne s’inscrivant pas dans les standards de beauté ni de l’hétéronormativité.
Contrairement à d’autres récits procédant par tableau (par exemple, L’odeur du café (1991) de Dany Laferrière), on retrouve très peu d’épisodes précis racontés à partir de son histoire générale. Il semble que la narration reste, tout comme la thématique du récit, dans le perpétuel mouvement et dans la même logique de collage que la mise en page. Si ce choix est cohérent, il n’en reste pas moins un peu dommage : en se permettant d’arrêter son mouvement particulièrement bien calibré et en s’autorisant de raconter quelques moments clés du récit de sa narratrice, le·la lecteur·trice pourrait plus facilement ressentir tout le poids de la différence de celle-ci par rapport à son entourage. Les rares tentatives sont brèves et surviennent assez tardivement dans le récit. La narratrice revient ainsi brièvement sur la mort de son grand-père et évoque son rapport à la disparition, comparable à un objet qu’on perd progressivement de vue sur la route ou aux oiseaux qui s’envolent de leur fil électrique en une nuée. Peu à peu, ces images ne sont plus présentes que dans notre mémoire. En outre, le style visuel, fort maitrisé et lui-même atypique, évoque souvent le collage de formes du pop art, voire la profusion et l’expressivité de courants comme le futurisme italien dans la manière de représenter les routes. Il aurait pu être encore plus percutant en favorisant davantage l’immersion de moments ciblés.
Néanmoins, la narration un peu décousue de la protagoniste correspond parfaitement à la mentalité d’une jeune adulte dans la vingtaine et mène à une cartographie du territoire de l’intime et des émotions de cette période de transition et de découvertes sur soi-même et les autres. Elle permet également, par sa forme et sa mise en page, de montrer le riche renouveau qu’emprunte la bande dessinée québécoise contemporaine.
(1) Le modèle du gaufrier en BD désigne une mise en page classique généralement formée de neuf cases par page (trois cases horizontales et trois verticales). Plusieurs cases peuvent occasionnellement être combinées pour en former une plus grande sans qu’il y ait vraiment rupture du modèle.(retour au texte)
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Audrey Beaulé, La Vingt, Montréal, Mécanique Générale, 2020
Article écrit par André-Philippe Lapointe.