Dans le cadre du festival OFFTA, le collectif Marion Lessard présente, du 31 mai au 4 juin, la performance Le Répondant, «une œuvre téléphonique d’art vivant surstructurée, jouant de la mortification et des délices expiatoires qu’imposent les structures d’ordination aux désirs tout humains d’être entendu·e, de se savoir appelé·e, et de se croire libre.» (OFFTA, 2021)
J’ai eu la chance de discuter avec les membres du collectif de ce projet pour le moins intrigant. Avec une immense générosité et une présence à la fois attentive et sensible, Marion Lessard a précisé les contours de leur nouvelle œuvre, de leur démarche artistique et des enjeux qui les animent. Si j’avais quelques questions à poser, je sors de cette rencontre vocale la tête remplie d’idées énergisantes et de nouvelles interrogations.
Il faut savoir que le collectif comprend les artistes Marie Cherbat-Schiller, Alice Roussel, Jean-Nicolas Léonard, Claude Romain et Élisabeth M. Larouine, qui prennent tous·tes vie à travers un seul corps, celui de Marion Lessard.
Votre collectif est extrêmement intéressant, à commencer par sa composition, qui joue sur la différence au cœur du même. À quoi ressemble votre processus créatif? Tient-il davantage du travail solitaire ou de la collaboration?
C’est toujours les deux en même temps. Comme on est simultanément un et cinq, c’est un processus à la fois singulier et multiple, qui tient tout autant du soliloque que de la discussion. Pour en arriver à un résultat, il faut faire des compromis. Ça crée parfois des ambiguïtés dans nos œuvres, des glissements. Nous ne sommes pas toujours d’accord les uns avec les autres, ce qui installe parfois un peu de confusion au cœur de nos projets. Ça fait partie de notre démarche, qui peut paraître contrintuitive. Nous fonctionnons exactement comme un collectif qui comporte plusieurs corps, alors que nous n’en avons qu’un seul.
La langue, les questions d’ordre linguistique sont au cœur des réflexions du collectif. Le choix et l’utilisation des mots sont très importants pour vous. À cet effet, le titre de cette performance téléphonique me paraît assez polysémique. Il fait à la fois référence à l’objet du répondeur, à la personne qui appelle, qui répond, qui se porte garante de quelqu’un. En quoi ce titre est-il significatif, pour vous?
Au départ, on tournait autour du verbe «répondre». Il prend au moins deux significations, même s’il y en a plusieurs. La première renvoie au fait de répondre à quelqu’un ou à quelque chose, soit une action qui implique un retour ou une réaction, d’où l’idée d’instaurer une discussion téléphonique entre deux personnes, deux agent·es dans Le Répondant. «Répondre de» signifie aussi être investi·e de la responsabilité de quelqu’un ou de quelque chose. La question de la responsabilité, dans laquelle on retrouve d’ailleurs le mot «réponse», nous intéresse beaucoup. Ce concept est très large: il est lié à la liberté, évidemment, mais aussi au sujet, puis au pouvoir. Avec ce projet, nous nous sommes penché·es sur l’espèce d’obsession qu’entretient notre société avec la liberté. Des Lumières jusqu’à aujourd’hui, le mot est partout: on peut penser à la liberté d’expression, la liberté intérieure ou encore le libre marché, par exemple. On cherche tous·tes la liberté, mais le mot est souvent utilisé là où il y en a peu. Il y a donc un paradoxe, et les paradoxes nous stimulent énormément. Le Répondant explore différentes acceptions de la liberté, notamment la liberté de choix. C’est une œuvre d’art téléphonique qui repose sur un dispositif d’entreprise très courant, avec différents niveaux d’options. Au cours du Répondant, les appelant·es seront confronté·es à des possibilités et il·elles devront faire des choix. Ceux-ci les dirigeront dans diverses directions et vers différent·es agent·es qui vont leur répondre.
Il s’agit donc d’une performance en direct, ce n’est pas un appel préenregistré.
En fait, il y a deux aspects au projet. Il y a des segments préenregistrés, qui reprennent par exemple la formule «si vous voulez ceci, composez le 1, le 2, etc.» Ces passages se déploient ainsi dans une sorte d’arborescence, à travers laquelle des agent·es sont positionné·es pour répondre aux appels. Ce qui nous intéresse dans la liberté de choix, c’est surtout les dispositifs mis en place pour orienter la décision et le désir. Ces dispositifs sont souvent articulés pour nous donner une impression de contrôle, même si celle-ci est parfois illusoire. Tout le monde aime se sentir libre et avoir le plus d’options possible, mais plus on nous offre d’alternatives et plus on passe du temps à choisir, plus la décision devient difficile. Le choix peut même nous rendre confus. C’est un peu le mode d’opération du labyrinthe: à un certain point, on perd nos repères d’ensemble quand on se concentre sur les détails. Dans un labyrinthe, tous les chemins se ressemblent un peu. Plus il y a de chemins similaires qui sont mis à notre disposition, plus on est susceptible de se perdre. On perd le recul qui nous permettrait de nous élever pour saisir l’ensemble du tableau.
Votre pratique artistique est pluridisciplinaire, s’inscrivant au carrefour de la performance, de l’installation vidéo, du dessin et de la littérature, entre autres. Y a-t-il moins de possibilités et de libertés artistiques dans la conception d’une œuvre téléphonique? À l’inverse, le téléphone engage-t-il des potentialités, tant au niveau de la création que de la réception, qui échappent à d’autres types de performances?
Le téléphone est très spécifique, car il y a évacuation de l’image et c’est seulement la voix qui entre en jeu. Ça peut être à la fois extrêmement distant et très intime. C’est la première fois que nous travaillons avec le téléphone, alors c’est un défi. Le champ de la liberté est toujours contraint par différents paramètres. Dans le cas du Répondant, les contraintes du téléphone deviennent des possibilités pour explorer des éléments que nous n’aurions pas nécessairement abordés autrement. Les contraintes sont souvent des sources de liberté, et vice-versa. Les deux se répondent toujours, et ce, dans le travail comme dans la vie.
Diriez-vous que malgré les contraintes, votre auditoire a la liberté d’entrer dans un régime de co-construction du sens?
Le mot «co-construction» est souvent employé de nos jours, mais il l’a aussi été auparavant, sous différents vocables. Par exemple, notre œuvre parle d’agent·es qui répondent à des appels, mais le mot «agent» renvoie finalement au concept d’agentivité, c’est-à-dire à la capacité d’agir et de décider d’agir. C’est un terme qui a été très à la mode en art dans les dernières années, et on observe qu’il recouvre désormais plusieurs acceptions dans le vocabulaire courant, notamment cette idée de co-construction du sens. Depuis la modernité, ou plutôt depuis la naissance du mythe de l’artiste libre, hors-norme, les créateur·trices ont mis l’accent sur l’interactivité. On a essayé de désamorcer la primauté de l’auteur·trice en faisant intervenir les destinataires dans l’œuvre. Mais on oublie souvent que les dispositifs «interactifs» sont en fait des répliques parfaites de ce que font nos sociétés dans un cadre plus large. Les sociétés offrent un cadre, puis une structure qui donnent l’impression qu’il y a un terrain de jeu dans lequel le sujet est libre de choisir, d’agir, de co-créer son environnement. Dans les faits, la structure est assez contraignante. C’est toujours une liberté contrôlée. La liberté existe, mais il ne faut pas oublier qu’il y a toujours quelque chose qui préexiste aux possibilités d’(inter)agir et de participer en société.
Je n’ai pas encore écouté Le Répondant. J’imagine que cette liberté contrôlée se traduit, dans votre œuvre, par cette pluralité de chiffres sur lesquels les personnes peuvent appuyer, autant d’alternatives qui demeurent, en fait, des options que vous avez programmées.
Si vous êtes confronté·es à diverses options, mais qu’on les a déterminées pour vous, êtes-vous vraiment libres? C’est aussi une question de formulation des possibilités. Dans Le Répondant, les gens auront plusieurs choix, mais ils vont devoir décider s’ils veulent continuer ou non. Les auditeur·trices vont pouvoir ou ne pas pouvoir choisir en dehors des options qui leur sont présentées. Ce sera à eux·elles de décider s’il·elles veulent jouer, c’est-à-dire participer à l’œuvre, ou bien se rétracter. Il est toujours possible de raccrocher. Dans tous les cas, l’auditoire sera conscient des limites imposées. C’est ce qu’on veut mettre en lumière: là où on pense habituellement qu’on est libre, quelque chose nous offre toujours une résistance. Les gens vont certainement le sentir. Il s’agit quand même d’une œuvre avec beaucoup d’humour. Les appelant·es pourront rire, même si on aborde des enjeux extrêmement sérieux, comme le pouvoir et l’assujettissement créés par certaines structures et dispositifs technocratiques ou linguistiques.
La description de l’œuvre proposée sur le site du festival OFFTA est pour le moins intéressante: il s’agit d’une expérience au carrefour de «l’appel dont vous êtes le héros, la narration corporatiste, la psychothérapie par téléphone, le dédale kafkaïen, la proximité suave des appels intimes et la froide distance des technocommunications robotiques». J’ai tout de suite pensé à ces appels désagréables, pour ne pas dire enrageants, où s’accumulent temps d’attente interminable et chansons pop pénibles. Est-ce une expérience que vous comptez reconduire?
Les auditeur·trices vivront peut-être de la frustration, mais comme il·elles auront conscience de faire l’expérience d’une œuvre artistique, leur réaction ne sera sans doute pas aussi viscérale que lorsqu’il·elles appellent certaines agences gouvernementales, par exemple. Par ailleurs, notre œuvre comporte certainement un aspect parodique. Il faut entendre la parodie comme l’insertion de contenus inattendus dans une forme conventionnelle. Il s’agit d’un outil très puissant lorsqu’il est bien utilisé. Le rire peut émaner de la prise de conscience de certains a priori. À notre sens, la parodie devient particulièrement intéressante lorsqu’elle parvient à révéler ceux qu’on retrouve dans les formes conventionnelles. Ultimement, chaque expérience sera très différente: la quantité de chemins qu’il est possible d’emprunter est énorme. Si les appelant·es font les bons choix, il·elles pourront parler à des agent·es et les discussions seront à chaque fois inédites. Il se produira des rencontres d’intentionnalités et de voix, où le jeu et la résistance face à la structure seront tout à la fois possibles.
Si je comprends bien, nous retrouverons donc des moments plus intimes au cours de l’expérience.
C’est possible, mais il ne faut pas oublier que l’intimité n’est pas sans rapports de pouvoir. Dans l’usage de la voix et de la parole, il se passe beaucoup de choses de l’ordre du non-dit. La rencontre de deux voix suppose toujours un positionnement conjoint, que ce soit dans l’intimité ou la distance. Le ton utilisé par les appelant·es influencera ce rapport en orientant la façon de répondre de nos agent·es.
Est-ce que la question des rapports de pouvoir, que ce soit d’un point de vue intime ou collectif, anime vos autres projets?
C’est toujours un peu là. Nous avons l’habitude de travailler en présence. Nous faisons beaucoup de communications publiques, entre autres, et le corps est présent. La présence physique est pleine de langage. Dans Le Répondant, il y a seulement la voix. Dans nos œuvres, il est toujours question de types de présences et de ce qu’ils impliquent humainement dans les positionnements conjoints. On essaie de poser la question de la détermination, puis de l’identité sous différentes facettes. Qu’est-ce qui fait qu’une chose est une chose, qu’une personne est une personne? Autrement dit, qu’est-ce qui détermine l’identification de quelque chose ou de quelqu’un? La question du rapport devient importante: on se comporte et on se définit différemment en fonction des personnes avec lesquelles on interagit, par exemple. Qu’est-ce qui nous détermine dans ce qu’on est, que ce soit les structures ou le rapport à l’autre? Qu’est-ce qui détermine l’identité des objets et de tout ce qu’on nomme grâce au langage? Quelles sont les limites et les indications qui font qu’une chose est une chose? C’est à la base de ce qu’on travaille. Nous explorons beaucoup la question de l’identité, sous différents plans. L’identité, c’est aussi la «mêmeté», donc le fait d’être même ou autre. La ressemblance et la similitude nous intéressent énormément. Dans Le Répondant, on essaie de montrer qu’il y a certaines résonnances structurelles, que j’appelle des modes d’assujettissement, c’est-à-dire des façons de mettre sur pied des sujets dans la société et dans la manière même dont celle-ci est formée, construite. Ces modes d’assujettissement du sujet résonnent entre différents niveaux de notre société, soit la société occidentale. Plusieurs champs lexicaux et techniques rhétoriques qu’on retrouve dans de nombreux champs du réel sont traités dans l’œuvre. On veut montrer que notre société repose sur certains a priori de fonctionnement, d’établissement. Par exemple, si un domaine des conventions ou des références est critiqué, on est très bon pour le remettre en question, le renverser et le substituer. On le remplace par d’autres formes de pouvoirs instituantes. Souvent, ces nouvelles structures ne font que reconduire les précédentes en changeant leurs contenus apparents. Au final, les modes de fonctionnement demeurent les mêmes au fil des siècles. On veut montrer qu’il y a toujours un maître de jeu extérieur, que ce soit le marché, notre désir, notre inconscient, le monde spirituel, etc. Il y a toujours quelque chose d’extérieur qui limite, structure et guide.
Qui est le·la maître de jeu du Répondant?
C’est une bonne question. Nous ne sommes pas certain·es nous-mêmes de maîtriser ce qui se passe. Nous ne voulons pas nécessairement qu’il y ait un·e maître de jeu dans Le Répondant, mais on essaie de pointer du doigt la résonnance de certaines structures de pouvoir ou, du moins, le paradoxe de la liberté et de l’asservissement qui s’incorpore incessamment à l’intérieur de chacun·e. Contrairement à d’autres situations performatives, notre œuvre installe une marge de liberté substantielle pour les auditeur·trices: il·elles appellent de leur maison, d’un monde connu, et peuvent raccrocher à tout moment. S’il·elles décident de rester, il y aura probablement des formes de direction qui leur seront imposées.
L’édition 2021 de l’OFFTA se décrit comme «[u]n événement pour réinvestir nos espaces communs et réapprendre à être ensemble» (OFFTA, 2021). Diriez-vous que votre œuvre s’inscrit au cœur de ces objectifs?
Absolument, puisqu’il y est question de distance, de proximité et de liberté. On s’est bien rendu compte, dans les dernières années, que le rapport aux règles, au contrôle, faisait partie de nos vies. Avec la pandémie et l’ébranlement soudain de certaines références, tout le monde cherchait à se situer, à se repérer. Qu’on ait été, par exemple, conspirationniste ou anti-conspirationniste, la quête de repères et de guides, tant humains que conceptuels, était la même: on voulait tous trouver des points d’ancrage pour comprendre ce qui se passait, pour s’accrocher à quelque chose. La question de la liberté est très importante là-dedans, tout comme le fait de se porter garant. Qui répond de quoi et on s’accroche à quoi, pour vivre ensemble, puis pour continuer à vivre? On répond de qui, mais qui répond de nous? C’est toujours à double sens.
Qu’est-ce qui attend le collectif dans les prochaines années?
La formulation de ta question est très intéressante. Elle sous-entend qu’il y a quelque chose d’extérieur, de prédéterminé qui nous attend, comme si on avait un destin quelconque à remplir. Qu’est-ce qui nous attend, ou qu’est-ce que nous, on attend? Les deux questions vont de pair.
Qu’est-ce que vous espérez?
On souhaite nourrir nos questionnements et essayer d’arriver à l’entente. Par contre, on ne veut pas vraiment trouver le consensus, car celui-ci signifierait la fin des mouvements qui s’animent en moi. On espère continuer à se poser beaucoup de questions insolubles.
Vous aurez la liberté de participer, sous contraintes, à la performance Le Répondant du 31 mai au 4 juin, en vous procurant une passe pour le festival OFFTA. Celle-ci vous permettra également d’accéder aux dix-sept autres créations présentées dans le cadre de l’événement.
Entrevue menée par Jeanne Murray-Tanguay, candidate à la maîtrise en études littéraires et Cheffe du pupitre Corps en scène de l’Artichaut.
Source(s):
OFFTA (2021). «Le Répondant: Marion Lessard», [en ligne], [https://offta.com/evenement2021/marion-lessard/].