Dans un numéro hors-série de la revue Courrier international paru l’été dernier, Enrique Helguera de la Villa écrivait : « L’autoédition et Internet ont apporté au monde la démocratie musicale […] De nos jours, n’importe quel groupe peut enregistrer un disque par ses propres moyens, en faire la promotion et la vente sur MySpace, et annoncer ses tournées sans débourser un centime[1]. » Cette phrase me semble assez bien décrire une certaine pensée magique à la mode par les temps qui courent. Comme si l’activité virtuelle engendrée par les utilisateurs d’Internet sortait du cycle économique capitaliste pour n’être profitable qu’à celui qui fait de l’autoproduction, de l’autopromotion ou de l’autoédition, et ce, sans que celui-ci n’ait à débourser un seul centime.
Loin de moi l’idée de démolir l’article d’Enrique Helguera de la Villa, article qui est somme toute assez intéressant, et ce, malgré son manque de nuance. Non, il s’agit plutôt d’apporter quelques ajustements, de saper un peu les fondements du mythe évoqué plus haut. Précisons : l’autoproduction et l’autopromotion permise par les nouvelles technologies engendrent des retombés économiques importantes. Et ce ne sont pas les artistes qui raflent le gros lot, ni l’industrie du disque, qui a perdu une part importantes du marché (ce qui ne l’empêche pas d’engranger des profits, moindre qu’autrefois certes, mais néanmoins faramineux).
En effet, bien que l’émergence des nouvelles technologies ait effectivement démocratisé l’accès à la production musicale, elle n’a en aucun cas fait sortir celle-ci du giron des multinationales, au contraire. Ce ne sont tout simplement plus les mêmes compagnies qui font de l’argent grâce au travail des musiciens.
En réalité, qui dit production musicale dit moyens de production, et ça, on l’oublie trop souvent. Pour enregistrer un album, il ne suffit pas de regarder le ciel pour voir les nuages s’ouvrirent et qu’une douzaine de vignettes itunes contenant chacune un morceau d’art descendent des cieux, projetées par une main divine. Non, il faut tout d’abord posséder des instruments de musique. Et ça coute cher, des instruments de musique. La plupart des musiciens investissent des montants considérables en la matière. Et ce, sans compter qu’avec une industrie où l’autoproduction est devenue presque obligatoire (du moins, en début de carrière), les musiciens doivent soit défrayer eux-mêmes les coûts d’enregistrement ou encore acheter l’équipement nécessaire pour faire des productions maison de bonne qualité. Cela implique bien sur l’achat d’un ordinateur, mais aussi d’une carte de son adéquate, de fils, de micros, de préamplificateurs, de moniteurs de studio, d’écouteurs, de logiciels, etc. À ce point, s’il y a démocratisation de l’accès à la production musicale, c’est parce que les nouvelles technologies ont permis d’abaisser le coup d’achat d’un tel outillage, ouvrant ainsi un nouveau marché lucratif aux compagnies d’équipement musical, celui du « home studio ».
Mais ceux qui tire le mieux leur épingle du jeux ne sont assurément pas ces dites compagnies d’équipement, mais bien Facebook, Google et autres entreprises proposant des plates formes de diffusion gratuites. En effet, à titre d’exemple, d’après des documents fournies par la banque Goldman Sachs à des investisseurs potentielles, Facebook (qui ne rend normalement pas ses données financières publiques) aurait fait, sur les neufs premiers mois de 2010, des bénéfices de 355 millions de dollars. Pour la même période, en 2011, on suppose que ces revenus ont doublés. Rappelons qu’à l’heure actuelle, la valeur de l’entreprise s’élèverait à 80 milliards de dollars[2].
Imaginez maintenant ce que serait Facebook sans l’apport de tous ces artistes qui produisent gratuitement du contenu pour l’entreprise, utilisant la plateforme pour diffuser leurs créations, et ce sans se soucier que les droits de tout ce qui y est diffusé appartienne, dès la mise en ligne, de façon non-exclusive, à Facebook[3]! Que deviendrait les médias sociaux s’il n’y avait pas tant de musiciens prêts à investir des milliers de dollars afin de se construire un studio dans leurs chambres pour ensuite y enregistrer une musique qu’ils rendront finalement disponible gratuitement en ligne? Ce n’est certes pas les publicités vendues à prix d’or par ces entreprises qui nous attireraient sur leurs plateformes…
Je ne veux pas ici contester l’impact positif indéniable des médias sociaux, ceux-ci permettant dans divers contextes à un grand nombre de gens – artistes, musiciens, mais aussi et surtout activistes politiques – de glisser entre les mailles du pouvoir traditionnel : industrie du disque, journaux ou télévision, ou encore gouvernements autocratiques. Je tiens seulement à souligner que les médias sociaux existant jusqu’ici sont loin de représenter un idéal démocratique puisqu’ils permettent à une minorité de gens d’engranger des profits faramineux en utilisant gratuitement le contenu produit par l’ensemble de leurs utilisateurs. Il serait donc nécessaire de nuancer le discours tenu sur le sujet : Mark Zuckerberg n’est pas le messie venu sauver la démocratie, mais plutôt un homme d’affaires brillant qui a trouvé une bonne formule pour faire de l’argent.