J’entre dans l’Espace Bleu de l’Agora de la Danse, dont le sol blanc encadré de néons et les murs habillés de tissu délimitent un espace gris perle en ce soir de première.77, 78, 79… Justine A. Chambers et Laurie Young, vêtues de chemisiers blancs et de pantalons à pinces : des tenues assorties mais non identiques, sont déjà affairées à une lente marche en quadrille, bras comme en offrande, rythmant l’espace par leurs voix qui comptent en anglais à l’unisson.
94, 95… Les regards sont portés sur le public qui entre, s’éclairent quand un visage connu apparaît, et les voix se teintent de la même surprise heureuse, réagissent dans un même souffle, suivent les mêmes courbes intonatives.
600, 601, 2, 3… C’était donc la sixième centaine, et le décompte continue, dans un volume qui semble s’adapter à celui de la salle, alors que le public finit de s’installer. La lenteur de la marche, l’engagement dans l’espace, les regards fixés sur le public, et les nombres égrainés me rappellent la piste « 107 Steps », composée par Björk pour le film Dancer in The Darkde Lars Von Trier en 2000. Un décompte implacable, solennel, qui progresse comme un glacier vers une destination incertaine.
One thousand. Toujours ce parallèle dans les voix, les mêmes variations de timbre, de volume, les mêmes pauses. Une pulsation sonore commence, un son d’argile sourd, qui monte et fait naître avec lui une pulsation des néons. La pulsation devient martellement, marteau piqueur dont les basses puissantes et brutales font vibrer ma trachée, tandis que les fréquences hautes et acérées percent mes tympans. Il me semble entendre des détonations. Les corps accompagnent cette répétition, cette accumulation, dans des mouvements de tremblements, qui se transforment en rebonds, en vagues, fluides puis saccadées, comme si une même énergie puisée dans le sol traversait les performeuses avec une intensité grandissante. Les regards sont toujours rivés sur le public, presque sans ciller, dans une attitude de connivence, de défi, de défiance. On me prend à témoin. Je ne pourrai pas dire que je n’étais pas là, que je ne savais pas.
Les lumières aussi suivent une subtile variation. D’un gris perle, on se rend compte qu’on est passé à un beige, des tons pêche, orangés. Les pulsations épisodiques des néons m’évoquent tantôt l’écran d’un cardioscope, tantôt des gyrophares, et l’espace ourlé de tissus se transforme. Il devient un écrin tantôt velours, tantôt béton, qui abrite, puis enferme les performeuses. Leurs gestes répétés, qui mobilisent les bras et le haut du corps en accompagnant les pulsations, semblent se situer dans une zone grise, entre abstraction et figuration, juste assez flous pour laisser une liberté interprétative. Les mains levées, les bras repliés sur le torse, les mains qui protègent, toujours dans une tonicité élevée et fiévreuse, un tuilage de mouvements nerveux qui se fondent et s’enchaînent à l’infini.
Les corps, la lumière, la musique : chaque dimension semble s’animer en parallèle. Les sens sont assaillis de répétition, d’accumulation, de distorsion. Depuis la marche côte à côte en silence, jusqu’à la création sonore en coups de feu, One hundred more est une expérience de parallèles intersensoriels marquante et percussive.
Auteur :Germain Ducros
Crédits :
Chorégraphie et interprétation Justine A. Chambers, Laurie Young
Lumières Emese Csornai
Création et composition sonore par Neda Sanai performée par Victoria Cheong
Costumes et direction des répétitions Sarah Doucet
Soutien artistique Kemi Craig, Josh Hite, Lee Su Feh
Production de tournée Kaia Shukin
Coproduction Agora de la danse, Centre national des arts, Sophiensaele
Résidences de création Agora de la danse, Centre national des arts – Programmes artistes invités en danse, Dance Victoria, Left of Main (Vancouver) The Scotia Bank Dance Centre (Vancouver)
Avec le soutien du NATIONALES PERFORMANCE NETZ International Guest Performance Fund for Dance, soutenu par le Federal Government Commissioner for Culture and the Media.