La nouvelle bande dessinée de Val-Bleu m’a récemment permis de plonger au cœur de l’Inde. Y ayant elle-même déjà mis les pieds, la bédéiste féministe peut habilement guider les lecteur·ice·s qui s’aventurent dans Couennes dures. L’autrice vulgarise les informations sur les déesses indiennes et les récits qui les entourent. Chaque chapitre débute d’ailleurs avec une mise en abyme – l’écriture d’une bande dessinée à l’intérieure de la bande dessinée – qui permet d’en apprendre davantage sur les divinités dont il question dans l’œuvre.
Dans l’œuvre, Raphi voit tous ses repères disparaitre à la suite d’un accident de vélo. Ayant la rage au ventre et le désir de vengeance, elle se résout à contrecœur à quitter son petit monde qui s’écroule sous ses yeux. Elle se dirige ainsi vers l’Inde, où elle pourra se concentrer sur la recherche de nouveaux éléments pour compléter sa maitrise sur les déesses hindoues. Déterminée à visiter les lieux mythiques et sacrés consacrés aux divinités, Raphi part à l’aventure accompagnée de quelques personnages non conventionnel·le·s – l’une étant sans caste, une autre moustachue. Celleux-ci l’aident à trouver son chemin à la fois vers le temple et vers la guérison.
La lecture de Couennes dures m’a permis de sortir de mes habitudes littéraires. La bande dessinée m’a effectivement donné la chance de voyager vers un pays que je connais peu et d’en apprendre davantage sur les croyances et les idéologies qui s’y retrouvent. Il est intéressant de voir comment les personnages que Raphi rencontre permettent l’accès à un regard nouveau sur divers enjeux, tels que l’homosexualité, le trouble psychologique ou l’accès aux services. Lentement, la protagoniste prend conscience que la solution à ses problèmes n’est pas tangible ; c’est plutôt à l’intérieur d’elle-même qu’elle doit la trouver. La protagoniste permet de réaliser qu’il est inutile de garder rancune et de ressasser le passé puisqu’il est impossible de le changer. Raphi, lors d’un rituel effectué par une guérisseuse, illustre comment la colère et le sentiment d’injustice causent bien souvent notre malheur. Elle comprend qu’en ruminant le passé elle s’inflige sa propre douleur physique et émotionnelle.
J’ai bien aimé découvrir à la fois cette œuvre, qui m’a fait sortir de ma zone de confort, et la bédéiste Val-Bleu. Celle-ci est d’ailleurs une ancienne cheffe du pupitre littérature pour l’Artichaut. J’ai eu la chance de lui poser quelques questions en rapport avec son travail et son œuvre.
Parlez-nous un peu de vous : quel est votre parcours?
Même si j’ai passé mon secondaire à dessiner des BD dans mon agenda, mon chemin vers la BD est loin d’avoir été linéaire! J’ai étudié le cinéma au cégep, puis la scénarisation à l’UQAM. J’ai continué avec BACC en études littéraires, toujours à l’UQAM. Finalement, quand je l’ai complété, j’ai fait un certificat en arts visuels.
Après tout ça, j’ai passé plusieurs années à osciller entre plusieurs pratiques : je voulais écrire un roman, mais aussi un recueil de poésie, faire de la peinture et des sculptures… J’étais passionnée, mais éparpillée. Après avoir été encouragée par une coloc, j’ai commencé un blog de BD où je faisais des histoires courtes, vraiment brouillonnes, juste pour rire. Le déclic s’est fait : faire de la BD était vraiment plus naturel (c’était beaucoup plus facile de me discipliner pour créer tout d’un coup) et j’avais beaucoup de bons retours. J’ai fait une première résidence artistique en Inde, que j’ai mise en BD. Après avoir autopublié mon premier album, j’ai juste eu envie de continuer dans cette direction-là!
Quel est votre processus d’écriture ?
En général, j’imagine toujours les dialogues en premier – peut-être parce que j’aurais voulu être dialoguiste, quand j’étudiais en cinéma. Les personnages et leurs expressions faciales ou corporelles me viennent assez vite aussi. Pour ce qui est des lieux, je dois généralement y réfléchir plus, me questionner sur ce qui pourrait rendre la scène plus intéressante, autant sur le plan visuel que narratif. Parfois, j’écris un scénario avant de faire le découpage, mais souvent, ce sont juste quelques notes, des extraits de dialogues par exemple. Après viennent le découpage et les multiples corrections, l’encrage, et finalement, la colorisation numérique.
Quel est votre rapport à l’écriture ? Pourquoi avoir choisi de vous exprimer par la bande dessinée ?
Pour moi, la BD est la forme d’art la plus complète, celle qui touche le plus à mes différents intérêts : ça touche à la fois au cinéma, à la littérature et aux arts visuels. Avec ma formation en scénarisation, j’avais appris à ne rien laisser au hasard, à tout préciser de façon claire et directe ; quand j’ai voulu écrire un roman, c’était un de mes grands problèmes! Je précisais trop tout, j’avais du mal à laisser planer le mystère. En BD, le processus est beaucoup plus long ; surexpliquer certains détails peut impliquer de faire de nombreuses cases/pages de plus… alors ça m’aide à trouver une balance et à ne pas en dire trop. J’aime aussi beaucoup le dessin et je trouve qu’il n’y a rien qui ponctue aussi bien un dialogue que de le jumeler à la bonne expression faciale.
Votre expérience a-t-elle influencé, voire modifié, votre écriture ?
Mes BD sont généralement très personnelles, donc mes expériences jouent un grand rôle, autant dans mes récits que mon esthétique. Par exemple, le temps que j’ai passé en Inde, et tous les ateliers que j’ai suivis sur les formes d’arts de l’Uttarakhand ont définitivement enrichi mon dessin. Pour Couennes dures, mes interactions avec les locaux étaient absolument nécessaires pour pouvoir écrire cette BD! Je crois que c’est important de rester ouvert dans ses projets, et d’être prêt à ajuster le tir si on se rend compte que, culturellement, les gens d’un autre pays (ou tout simplement d’un background différent) n’agissent pas tout à fait comme on l’aurait cru à la base. Parfois, ça m’a forcé à réécrire de grands passages de mon histoire, mais c’est pour le mieux: je ne verrais pas l’intérêt d’écrire sur l’Inde si ce n’était pas authentique.
Mes lectures aussi ont beaucoup influencé mon écriture. Alors que j’avais déjà remarqué que les conférences en Inde avaient une structure moins linéaire que ce que j’étais habituée, c’est la littérature qui m’a permis de mieux comprendre cette narration en arborescence. The God of Small Things, d’Arundhati Roy, est mon roman préféré et une grande source d’inspiration pour Couennes dures. J’adore comment les récits familiaux se côtoient et se croisent, passant d’une génération à l’autre, définissant un personnage par ses actions, mais aussi par sa généalogie… C’est vraiment comme un arbre, avec un tronc commun et des branches qui vont dans tous les sens, sans se rejoindre. Et c’était ça, l’idée de base de Couennes dures. Je voulais rendre un hommage à ce type de narration et voir ce que ça donnait, si je l’appliquais à la BD. C’est sûr que la narration d’un roman et d’une BD est très différente! Ça m’a forcé à retravailler la structure de mon récit pendant très longtemps, divisant l’histoire de plein de façons différentes afin de trouver ce qui marchait le mieux.
Au final, j’ai vraiment aimé faire ça! Je crois que je vais continuer à utiliser ce genre de structure narrative pour mes prochaines BD, c’était vraiment une belle expérience.
Avez-vous rencontré des difficultés en écrivant sur un autre pays, une autre culture? Y a-t-il des enjeux qui ont été plus difficiles à aborder ?
J’ai surtout eu beaucoup d’angoisses! Malgré le fait que j’ai travaillé pour un organisme culturel indien pendant 8 ans (avec de fréquents voyages en Inde d’un mois ou plus), j’ai toujours peur que mon amour de ce pays soit mal perçu parce que je ne suis pas indienne. C’était important pour moi de mettre une bibliographie et une filmographie à la fin de ma BD, parce que je ne suis pas la seule référence sur le sujet; il y a plein de très bons livres qui peuvent permettre au lecteur de s’instruire encore plus sur cette culture.
D’un autre côté, ma crainte m’a forcé à bien effectuer mes recherches et ne rien laisser au hasard. Dans Couennes dures, tous les éléments culturels ont été recherchés à fond, autant sur le terrain que dans les livres. Pourtant, il y a plein d’éléments qui ne paraissent même pas! Par exemple, les couleurs des vêtements des femmes sont codifiées en fonction des castes. On ne verrait jamais une Rabari porter un sari jaune! Chaque personnage de ma BD porte des couleurs appropriées pour sa caste (et même encore, les Rabaris du Rajasthan ne s’habillent pas comme ceux du Gujarat, l’état d’à côté!). J’ai donc dû passer plusieurs mois en Inde à interroger les locaux, à visiter leur maison et apprendre leurs coutumes, leur train-train quotidien… Tout ce travail-là était long et difficile (surtout considérant que je ne recevais pas toujours la même information d’un village à l’autre), mais je crois que ça m’a aidé à faire une BD plus complète, plus réaliste et représentative des gens à qui je voulais rendre hommage.
La langue aussi a été un aspect assez difficile; j’ai beau apprendre l’Hindi, ce n’est pas toujours la langue que les gens parlent dans les villages! Il y a tellement de langues différentes en Inde que ça serait impensable de toutes les apprendre. Heureusement, le fait que d’avoir travaillé là-bas pendant plusieurs années m’a permis de me faire de très bons amis, qui ont accepté de m’aider dans mon projet. Ils m’ont accompagnée dans les villages et ont traduit pour moi les réponses à mes questions. C’est sûr qu’il reste toujours quelques lost in translation, mais la plupart du temps, on arrivait à bien se comprendre. Sans eux, Couennes dures n’aurait pas pu exister, et je leur en suis vraiment reconnaissante.
Le fait que je connaisse bien cette culture-là m’a aidé aussi dans le contact avec les gens. J’ai même acheté des cahiers d’écriture pour enfants afin de pratiquer mes lettres d’Hindi! Le fait que ce soit une langue différente ET un alphabet différent était un bon défi, mais j’ose espérer que je m’en suis bien sortie!
Il est possible de suivre Val-Bleu sur Instagram, où elle publie d’ailleurs beaucoup de contenu littéraire.
Val-Bleu, Couennes dures, Montréal, Mécanique générale, 2022, 264p.