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17-04-2025 Vol 19

Prendre et distendre le temps. L’oscillation du visible d’Olivia Boudreau

Du 13 février au 12 avril, la galerie Leonard et Bina Ellen de l’Université Concordia propose la première exposition à volonté récapitulative de l’œuvre de l’artiste montréalaise Olivia Boudreau. L’oscillation du visible présente une sélection constituée de douze vidéos et d’une performance, se déployant de 2004 à 2014, qui embrasse la cohérence et la poétique du vocabulaire de l’artiste. Le projet est signé par la commissaire et directrice actuelle de la galerie, Michèle Thériault, qui dirige d’ailleurs la première monographie sur le travail de Boudreau, dont la publication est imminente.

Depuis un peu plus de 10 ans, Boudreau explore les avenues de la performance et de l’installation par des moyens vidéographiques ou cinématographiques. Ses œuvres sont autant de tentatives de saisir le corps, le temps, ou encore d’appréhender notre relation à l’image et à la durée. Le visiteur les découvre au fil d’un parcours non chronologique entre les salles, dans une pénombre trouée par la lumière des projections ou des écrans qui tapissent les murs. La disposition des œuvres parvient à dynamiser la lecture de l’exposition et génère une tension efficace entre l’apparente fixité des images et leur installation hétérogénéisée par des hauteurs, formats et supports variés.

Le seul trait d’union tangible vers la faune universitaire extérieure se matérialise dans la vidéo Jupe (2004) qui est installée en vitrine de la galerie[1]. L’œuvre, qui présente en boucle un gros plan d’une jupe écossaise qui est relevée répétitivement pour dévoiler les cuisses nues du modèle, semble être une métaphore comparant la devanture illuminée de la galerie à ce qu’elle dissimule. Autre source de luminosité: un faible projecteur, situé environ au centre de la salle principale, délimite l’aire de jeu poreuse des deux performeurs de Lying Body, Standing Body (2014), qui, comme le titre l’indique, alternent chacun leur tour entre une position horizontale ou verticale[2]. L’effet de la rencontre des corps du visiteur et des performeurs est particulièrement poignant et est renforcé par l’économie de mouvements troublante caractérisant leur jeu.

Vue d’installation, de gauche à droite: Box (2009) et Les Petits (2010).  Crédit: Paul Litherland. Avec le concours de la Galerie Leonard et Bina Ellen, Université Concordia.
Vue d’installation, de gauche à droite: Box (2009) et Les petits (2010). Crédit: Paul Litherland. Avec le concours de la Galerie Leonard et Bina Ellen, Université Concordia.

Temps
Le travail de Boudreau se situe en complète rupture par rapport à la culture visuelle actuelle, qui se définit par des standards de rapidité et d’instantanéité. Ainsi, il est possible d’avancer que le présent – ou plus encore, que l’« immédiateté » – soit devenue une « valeur absolue », comme l’écrit l’historienne d’art Christine Ross dans son essai The Suspension of History in Contemporary Media Arts[3]. Ce nouveau présent désillusionné apparaît comme une succession frénétique d’instants placés sur un horizon augmenté d’écrans et d’autres outils technologiques, comme autant de temporalités parallèles à la réalité, mais certainement axées vers la productivité et l’évincement de l’inactivité, de la pause.

C’est précisément là que s’embusque Boudreau: dans l’interruption momentanée de cette course contre la montre. Les vidéos et les films de l’artiste soulèvent des enjeux liés à notre rapport au temps, qui génèrent des moments artificiels de mise en arrêt de notre quotidien. Les moyens techniques auxquels elle a recours sont les plans-séquences où la caméra est fixe, le montage de plans, la structure narrative, la répétition d’actions simples et la durée allant de quelques minutes à plusieurs heures.

Vue d’installation, Pelages (2007). Crédit: Paul Litherland. Avec le concours de la Galerie Leonard et Bina Ellen, Université Concordia.
Vue d’installation, Pelages (2007). Crédit: Paul Litherland. Avec le concours de la Galerie Leonard et Bina Ellen, Université Concordia.

Sur pause
Cette notion de durée dans les œuvres de Boudreau est assurément un enjeu central de sa pratique. Elle ouvre à des états déstabilisants, mais dont l’expérimentation se révèle riche, entre autres: 1) l’ennui devant la monotonie de la narration ou la redondance de l’action; 2) le doute que l’image soit une vidéo ou une image statique, ou encore qu’il y aura ou non un événement, une parole, une conclusion; 3) l’attente qui nous rend conscients du temps qui passe. Ce dernier état, habituellement ressenti comme un « frein[4] » à notre productivité, acquiert ici une qualité méditative dans la contemplation de l’image lente et longue.

La durée, alliée à la répétition, confère une tension dramatique ou théâtrale aux œuvres de Boudreau. Dans ce cadre, la moindre microtransformation est hissée au rang d’événement, voire de péripétie. On peut penser ici à Box (2009), qui présente durant 22 heures un plan fixe en continu de la stalle d’un cheval où seuls les hennissements et les variations de luminosité semblent structurer le récit. Pelages (2007) illustre aussi cette occurrence, car la projection vidéo de 4 heures 58 minutes présente fixement non seulement l’ennui et l’effort de l’artiste à demeurer de profil, appuyée sur ses mains et ses genoux, mais va à la rencontre des mêmes états ressentis chez le regardant qui, de plus, est perpétuellement habité par l’éventualité d’une action additionnelle.

Olivia Boudreau, Your Piece (2007), vidéo HD. Avec le concours de l’artiste et de la Galerie Leonard et Bina Ellen.
Olivia Boudreau, Femme allongée (2014), vidéo HD. Avec le concours de l’artiste et de la Galerie Leonard et Bina Ellen.

Vers soi
Cette retenue dans la narration ouvre au second enjeu fondamental du travail de Boudreau, qui réside dans l’expérience intérieure du temps. Cette dernière permet au spectateur d’accéder, par la contemplation, à des espaces mentaux qui ne sont pas sollicités dans un quotidien en accéléré. Ce faisant, les œuvres de Boudreau recèlent un potentiel réflexif et sensible puissant et transforment l’espace d’exposition en une bulle en retrait du monde, favorisant un retour vers soi.

Il semble que c’est par le truchement de stratégies de perception que Boudreau parvient le plus efficacement et, paradoxalement, le plus subtilement, à favoriser une intériorisation de ses œuvres. Les cadrages serrés tendent, comme dans Your Piece (2007) ou Les petits (2010), à placer le regardant dans une position d’interlocuteur avec les protagonistes ou encore à l’insérer métaphoriquement dans la même pièce, comme dans Douches, par l’utilisation d’un miroir et d’une caméra qui enregistre son propre reflet dans le miroir (et qui devrait nous refléter semblablement). En contribuant à abolir le quatrième mur entre l’anonymat du spectateur et l’affect de l’œuvre, ces stratégies cherchent, en définitive, à interroger nos processus de perception et de distinction de ce qui est regardé et de ce qui est rendu visible.

À ce titre, la plus récente œuvre de l’exposition, Femme allongée (2014), introduit une composition de prises de vue fixes et de panoramiques d’une sophistication narrative inédite dans le travail de l’artiste. Un échange de regards complexes entre les personnages et le spectateur (regards dirigés au-delà du quatrième mur) y est mis en scène et ouvre, pour Boudreau, à de nouvelles et prometteuses possibilités de manipulation temporelle.

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L’oscillation du visible. Olivia Boudreau, exposition présentée à la Galerie Leonard et Bina Ellen de l’Université Concordia jusqu’au 12 avril 2014.

Article par Florence-Agathe Dubé-Moreau. Finissante au Baccalauréat en histoire de l’art, concentration muséologie et diffusion de l’art.


[1] La vidéo Your Piece (2007) se trouve également hors des salles principales, mais tout de même à l’intérieur du vestibule de la galerie.
[2] À ce sujet, il est intéressant de noter que L’oscillation du visible inaugure le lancement du Programme de soutien à la production artistique Leonard et Bina Ellen, qui  permettra, tous les deux ans, l’apport d’une aide financière de manière à souteni le processus de conception et/ou de réalisation d’une œuvre. En vue de la présente exposition, Boudreau a pu bénéficier du Programme afin de concrétiser la création de Lying Body, Standing Body.

[3] Christine Ross (2008). «The Suspension of History in Contemporary Media Arts», Intermédialités, n° 11, printemps, p. 127-128.

[4] Bernard Schütze, «Question d’attente», Marie Fraser et al. (dir.), La Triennale québécoise 2011. Le travail qui nous attend [catalogue de l’exposition], 2011, Montréal, Musée d’art contemporain, p. 365.

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