Le mardi 10 novembre dernier, la session universitaire dans le toupet et la sournoise obscurité de l’automne dans ma fenêtre, une sortie au Théâtre La Licorne m’attendait. Évidemment, par «sortie», il faut comprendre que je suis resté confiné dans mon appartement. Moi qui ai l’habitude de me rendre à La Licorne en marchant sur la rue Papineau, je dois désormais trouver mon chemin à travers les (trop) nombreux onglets de mon ordinateur d’étudiant occupé. Jusqu’au 12 décembre, La Manufacture nous convie dans l’univers satirique du dramaturge Joan Yago García dans une traduction d’Elisabet Ràfols et de Maryse Warda, le tout dans une mise en scène de Ricard Soler Mallol. Fairfly nous invite au cœur de l’épopée entrepreneuriale de quatre ami·e·s qui verront leurs relations devenir un vrai champ de bataille.
Dans mon armure de laine, je ferme la lumière et j’ouvre une bière avant de m’installer sur mon fidèle destrier. Oui, la chaise de ma chambre. « Chut, ça commence », dis-je à ma bière. Le rideau se lève et je fais donc de même avec le volume de mon ordinateur. Le spectacle débute avec une fresque qui m’est bien familière. Entre un salon et une cuisine, quatre adultes sont réunis bière à la main: «Cheers!» On comprend rapidement que les deux hommes et les deux femmes sont acculés au pied du mur: ils risquent tous de se faire congédier. Amélie, le rôle tenu par Raphaëlle Lalande, nous le fait comprendre lorsqu’elle lit une lettre écrite à l’attention de l’entreprise Nutrimart, qui vient d’annoncer une coupure draconienne de personnel. Dès ses premières répliques, la comédienne nous offre un personnage engagé, porté par un jeu tout feu tout flamme. À plusieurs moments, Lalande s’illumine d’une énergie revendicatrice; à d’autres occasions, elle nous réchauffe par son jeu sensible. C’est après la lecture de cette lettre que les personnages commenceront à se poser les vraies questions: «Qu’est-ce qu’on doit faire? Qu’est-ce qu’on veut faire? Qu’est-ce qu’on peut faire?»
On doit, on veut et on peut changer le monde.
Le quatuor décide donc de créer une compagnie révolutionnaire et équitable qui vendrait des produits nutritifs à base de larves de mouches. À reculons, les quatre ami·e·s se convainquent qu’il s’agit d’une bonne idée, même s’ils doutent de sa faisabilité. Cependant, leur taux d’alcoolémie leur fait bien vite crier: «Au génie!» Qui n’a pas déjà vécu ce genre d’épiphanie lors d’une soirée bien arrosée?
Je regarde ma bière, que j’ai à peine bue. C’est bon signe. Je suis sur le bout de ma chaise et au centre de la frénésie dans laquelle évoluent les personnages. Un sentiment de fébrilité émane désormais du spectacle. La fête de la productivité s’installe dans l’appartement de nos futur·e·s entrepreneur·e·s comme un orage qui se prépare. Plus le temps avance, moins je sais si j’assiste à la genèse d’un glorieux projet ou à l’apocalypse d’une longue amitié. D’ailleurs, pour n’avoir mentionné qu’un des quatre cavaliers de l’amitié, les trois autres comédien·ne·s se partagent le flambeau de la folie avec brio.
Sonia Cordeau incarne le personnage de Martha, probablement le plus terre à terre parmi les quatre. Elle livre une performance solide et franche. Si l’une de ses répliques nous scie les jambes, la suivante peut nous donner des ailes. Comme elle nous ramène constamment à la réalité, on encourage volontiers sa décision de participer au projet. Son rôle est de tester l’élasticité de ce dernier: elle le tire vers le sol, le rend plus concret. Elle le tire encore. Si l’élastique ne se brise pas, il est projeté plus haut et plus loin, et ce, au grand plaisir du personnage ambitieux joué par Simon Lacroix qui s’emporte (trop?) avec un rien. Un comédien électrique dont les paroles marquantes sont souvent dites en anglais pour donner de l’élan à ses grandes déclarations. On se laisse foudroyer par ses répliques et la fulgurance avec laquelle il livre sa performance. Si l’on croit avoir droit à une pause entre les interventions de ces trois protagonistes explosifs, on se trompe. Mikhaïl Ahooja complète la troupe avec son incarnation un peu détachée, mais attachante, de Philippe. S’il participe moins que ses ami·e·s à l’élaboration du projet, il demeure essentiel: après tout, c’est sa recette de larves. Le comédien nous cuisine un jeu léger qui vient équilibrer celui de ses partenaires. Ses répliques sont aussi simples et honnêtes que chargées d’un humour incorrigible. À l’image des quatre points cardinaux, les acteur·trice·s dirigent notre attention tous azimuts. Les paroles mitraillées du premier sont aussitôt coupées par son partenaire de jeu, qui se fait à son tour interrompre par un personnage du fond de la scène. Un rythme qui peut être difficile à suivre lorsqu’on ne sait pas où regarder, mais qui est magnifiquement rendu par la captation vidéo du spectacle.
Je n’écrirai probablement jamais de critique directement après un spectacle: j’aime laisser reposer l’expérience le temps d’une nuit. Je partage un peu la vision de Stephen King quant aux écrivains qui apportent constamment leur carnet pour noter toutes leurs idées quotidiennes. Je m’explique: une idée, ou ici une impression, n’aura son plein effet dans nos esprits que s’il passe par le tamis du temps. Si on y repense les jours suivants, ou si on se surprend à sourire le temps d’un souvenir du spectacle qui remonte à la surface, ou si une réplique résonne encore en nous, alors là, il s’est passé quelque chose. Qu’en est-il de Fairfly?
J’ai passé un bon moment. Fairfly est un spectacle qui aborde l’individu versus la collectivité, la mort et la naissance d’une entreprise, la petite larve et le grand projet, la vie et la mort d’une mouche, d’un succès et… d’une amitié. J’ai ri de bon cœur à maintes reprises. On se reconnaît en chacun des personnages, que ce soit dans leurs bons coups ou dans leurs échecs. Les comédien·ne·s, pour qui le public est essentiel sur plus d’un plan, jouent très bien à contrecourant. Je les remercie de m’avoir rappelé que le théâtre est là pour s’adapter et pour s’enraciner. Mais est-ce que ma vision du théâtre en ressort chamboulée? Non. Un décor dont la sobriété est justifiée, une dramaturgie à deux vitesses et quelques procédés originaux par-ci et par-là. Je pense notamment aux moments «bulles», où les personnages nous donnent l’impression d’être dans leur tête, hors du temps, comme dans un univers de sensations. Par exemple, des effets sonores ou encore lumineux accompagnent la réplique d’un·e comédien·ne afin d’accentuer son intention. À un autre moment, les acteur·trice·s surjouent au ralenti sur une trame sonore atmosphérique pour nous faire savourer avec eux la ragoûtante compote de larves. Pour ce qui est de l’histoire, elle m’a amusé, fait rêver et bien évidemment fait réfléchir à un certain degré. Qu’est-ce que l’on doit, veut, peut faire? Fairfly m’a fait passer une belle soirée. Est-ce que le spectacle en vaut la peine? Certainement! Un mandat doublement accompli par le Théâtre de la Licorne, qui se donne la noble mission de «[s]outenir de nouvelles écritures et favoriser la découverte de pièces récentes, d’ici ou d’ailleurs, portant avec vérité et humanité un regard neuf et actuel sur notre société en mouvement, ainsi que sur les enjeux et débats qu’elles provoquent.» (1)
Fairfly vous attend en ligne jusqu’au 12 décembre. Si vous avez une heure et quart à dépenser (oui, oui, vous l’avez) et que vous êtes capables de rêver, je sais ce que vous devez, voulez, pouvez le faire…
Pour acheter vos billets, c’est par ici: https://lalicorne.tuxedobillet.com/main/fairfly-pour-emporter
Critique réalisée par Félix Grenier, candidat au baccalauréat en enseignement en art dramatique à l’Université du Québec à Montréal.
(1) THÉÂTRE LA LICORNE. « La Manufacture et la Licorne », [En ligne], 2020, [https://theatrelalicorne.com/le-theatre/mandat-historique/].