La longue et riche carrière de Robert Morin est passée par de multiples chemins et détours (mais jamais de raccourcis, qu’on ne s’y trompe pas). Nonobstant les ratages et erreurs de parcours, sa démarche a toujours été portée par la même intégrité créative, lui assurant une place de choix dans le paysage cinématographique québécois. Il y occupe cependant une position encore marginale, en dépit d’un succès critique indéniable et de carrières en salle tout à fait honorables, considérant une diffusion toujours aussi problématique. Tout comme son compagnon d’armes Denis Côté, qui alterne entre les expériences formelles et les propositions plus linéaires (mais toujours décalées), Robert Morin a fait preuve d’une versatilité étonnante tout au long de sa carrière, passant aisément de la pseudo-confession vidéo (Yes Sir! Madame…, Petit Pow! Pow! Noël) au film de gangster déconstruit (Requiem pour un beau sans cœur), en passant par la fiction d’anticipation (4 soldats) et le docu-fiction social (3 histoires d’indiens; Quiconque meurt, meurt à douleur). Le voici de retour avec un huis-clos aux accents horrifiques: Le problème d’infiltration, mettant en vedette Christian Bégin (casting pour le moins ironique s’apparentant à celui de Daniel Auteuil de Caché) dans le rôle du vaniteux et contrôlant chirurgien plastique Louis Richard, aux prises avec une très mauvaise journée où un problème d’infiltration tenace n’est pas le moindre de ses problèmes.
Tout au long de sa très prolifique carrière, Morin a flirté avec les codes du film d’horreur, sans jamais s’y abandonner pleinement – jusqu’à maintenant. Le cinéaste est ici remonté jusqu’aux sources du genre, c’est-à-dire l’expressionisme allemand, dont il s’approprie l’esthétique et les codes pour les détourner dans cette fable morale anxiogène mêlant tourments domestiques et angoisse existentielle.
Si l’imitation, bien que la plus belle forme de flatterie, traduit plus souvent qu’autrement le manque d’imagination de son auteur, qu’on se rassure: refusant de faire de l’esthétique expressionniste du film (éclairages contrastés et cauchemardesques, palette de couleur marquée par une forte utilisation du bleu avec des touches de verdâtre, décors gothiques, cadrages anguleux, etc) une simple gimmick, Morin la conjugue avec brio à un récit acerbe, voir malsain. Le scénario, qui ne s’encombre pas de trop de subtilité (y allant de quelques clichés joués sur le ton de la dérision, notamment des loups hurlant à la pleine lune et une métaphore centrale pour le moins évidente), renvoie aux angoisses primitives évoquées par Murnau, Lang et Wiene tout en évoquant des enjeux moraux propres à notre époque.
L’étymologie de compassion nous renseigne sur son sens profond: du latin compassio, souffrir avec. Une conceptualisation qui semble étrangère au Dr. Richard, qui se fie sur sa vertu ostentatoire («On peut m’accuser de bien des torts, mais pas de celui de travailler pour l’argent»), son professionnalisme distancié et sa supériorité morale affichée pour diriger sa vie et les soins qu’il apporte à ses patients. Un de ceux-ci (Guy Thauvette), grand brûlé complètement défiguré sur qui les greffes de peau ne prennent pas, objecte à Richard que sa soi-disant compassion ne vaut rien tant qu’il n’a pas à affronter le regard des autres en vivant lui-même la difformité qu’il s’emploie à soigner. Et de forcer Richard, à la pointe du scalpel, d’endosser les pansements et de se promener dans les rues avec ceux-ci, de «marcher dans ses souliers». «Je sens que c’est la fin de notre relation», grommelle le chirurgien humilié, sans saisir l’ironie de la situation.
Se déplaçant ensuite à la cossue maison de banlieue du docteur, aux allures de manoir gothique, la désintégration se poursuit, au fil de plusieurs plan-séquences montrant l’emprise dictatoriale (mais au bout du compte impotente) de Richard sur sa femme (Sandra Dumaresq) et son fils (William Monette). Tranchant avec la bonhommie joviale de son personnage public, Christian Bégin s’insère avec un naturel désarmant dans ce rôle reptilien à souhait, sa présence imposante s’entourant d’une aura particulièrement inquiétante dans une scène de douche où les rouages insidieux de sa personnalité manipulatrice sont, très littéralement, mis à nus.
On sent une très proche parenté entre l’œuvre de Morin et le récent Boris sans Béatrice de Denis Côté, qui lui aussi mettait en vedette un petit bourgeois satisfait forcé de réexaminer ses actions et d’apprendre la compassion alors que sa vie bien rangée est envahie par des forces extérieures (dans le cas de Boris, la catatonie de sa femme et les messages d’un mystérieux étranger – quoi que les troubles liés à la propriété ne lui soient pas étrangers). La différence réside en ce que là où Côté faisait preuve d’une certaine tendresse (assez surprenante pour qui connaît son travail) pour un personnage à bien des égards odieux, Morin se montre beaucoup moins amène envers son protagoniste, dont la violence chauvine est désamorcée par son impotence pathétique (on le voit tantôt fondre en sanglots grotesques en écoutant une chanson de hip-hop vulgaire dénichée sur le iPhone de son fils, tantôt courir sur place dans les rues obscures alors qu’il cherche désespérément à obtenir des bouteilles de vin pour compléter son petit souper).
Au-delà des fissures littérales et métaphoriques envahissant la vie de son personnage, Robert Morin expose de façon plus large l’infiltration d’éléments destructeurs dans le confort de l’élite libérale occidentale. Non pas un ennemi extérieur (le titre du film pourrait très bien renvoyer à l’épouvantail de l’infiltration islamique agitée par l’extrême-droite), mais bien un ennemi intérieur, sous la forme de cette compassion de façade dissimulant mal un fond individualiste et égoïste, animé par des pulsions sordides, prêtes à refaire surface à tout instant. Tout comme le docteur Louis Richard construit des masques de chair pour ses patients (les élevant à un standard sinon de beauté, du moins de normalité et d’acceptabilité sociale), il est lui-même réduit à jouer son rapport aux autres, récitant ses lignes («Dites-moi ce que je dois vous dire», lâche-t-il, excédé, à son patient), choisissant soigneusement son costume avant d’entrer en scène (une brève scène intime le montre choisir avec soin ses vêtements «ordinaires» comme un acteur prêt à monter sur scène). Son vernis de respectabilité et de compassion ne s’avère être qu’une performance, tout comme les vêtements d’étudiant proprets de son fils (qui dissimule honteusement ses vêtements «à la mode» dans le cabanon, comme s’il s’agissait de revues érotiques) ou la lingerie d’apparat de sa femme, costumes revêtis dans le désir de plus en plus illusoire de préserver le logis proche d’un effondrement imminent.
En leur temps, Le cabinet du Dr. Caligari, Nosferatu, M le Maudit et Les Mains d’Orlac servaient, à travers le prisme de l’horreur, à exposer les angoisses sourdes d’un peuple allemand réduit à la misère et à l’humiliation. La réalité allait bientôt dépasser les pires horreurs du Dr. Caligari. De même, Le problème d’infiltration, sous les apparences du drame domestique, trace le portrait prémonitoire d’une horreur, ou plutôt d’une tragédie plus immense encore se profilant à l’horizon de nos sociétés occidentales. Comme nous le laisse présager l’hypnotique plan final, le pire est encore à venir.
Le problème d’infiltration est sorti en salle le 25 août. Une entrevue avec Robert Morin paraîtra sous peu sur notre site!