Les productions libres: l’aboutissement d’un baccalauréat en art dramatique pour une grande partie des finissants en scénographie, en jeu et – dans une moindre mesure que les deux précédents profils – en études théâtrales de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM. Deux œuvres complètement mises en place par le talent qui a été cultivé durant les trois dernières années. Pardonnez-moi l’analogie botanique, mais je sens que je dois souligner autant que possible l’importance de ces productions. La raison pour laquelle j’écris ici cette critique (et pour laquelle j’écrirai la prochaine) est qu’il me semble aberrant que des œuvres théâtrales produites par nos étudiants ne rencontrent jamais, au cours de leur parcours, des regards critiques extérieurs en dehors des occasionnels professeurs invités. Dans une université où sont censés fleurir – encore des plantes – l’esprit critique, le dialogue et la réflexion, ne devrait-on pas, au contraire, encourager des contacts entre la conception des œuvres et leur réception, entre la pratique et la théorie?
Bon. Tombons maintenant dans le vif du sujet. Gros Père: la première des deux productions libres, ayant une distribution presqu’exclusivement féminine – incluant les technicien.nes et concepteurs.trices, était présenté au Studio-théâtre Alfred-Laliberté du 2 au 5 mai dernier. Mis en scène par Véronique de Petrillo et Judith Chartier, écrit par Mélodie Bujold, Gros Père raconte l’histoire d’un père, bipolaire et suicidaire, de sa fille condamnée à s’en occuper et de toutes ces femmes qui s’agglutinent autour de lui: une jeune curieuse qui souhaite découvrir à quoi ressemble ce «suicidaire vivant», une revendeuse de pilules et une femme cherchant à se libérer de ce qui la tourmente. Parviendront-elles à sauver Gros Père, dont le livreur de médicaments est étrangement en retard?
La scène présente les différentes pièces de l’appartement où vivent Gros Père et sa fille: entourant l’espace de jeu carré, répartis sur deux rangées de sièges sur chaque côté de ce carré, les spectateurs cernent les comédiens. De cette configuration apparaît distinctement deux images qui sont fondamentales dans la construction du spectacle. La première est celle, plutôt évidente, du traditionnel ring des sports de combat – d’ailleurs, la pièce comporte littéralement une scène de lutte. Cela dit, au-delà de cette scène solitaire, il est difficile d’accorder cette disposition avec ce qui se passe dans la pièce. La disposition scénique nous amène naturellement à considérer la scène comme un lieu de confrontation interne où les relations de pouvoir sont extrêmement vives. Tel n’était pas le cas: on ne sentait pas que la pièce tendait autour de cette tension entre les personnages, mais davantage autour de la relation créée entre le propos de la pièce et le public. Là se retrouve la deuxième image qui naît non pas de la scène, mais de l’espace des spectateurs: alignés sur deux rangées, les spectateurs étaient davantage un jury que de simples observateurs passifs, appelés à condamner ou exonérer un suspect. Le noyau de l’oeuvre me semble émerger de cette image: il fallait porter jugement sur le traitement de la question de la bipolarité, sur les préjugés qui hantent les gens qui en souffrent et sur les représentations que l’on peut en faire. Dans le hall d’entrée du studio-théâtre Alfred-Laliberté se trouvaient des stations dramaturgiques qui offraient un aperçu de ce qui a mené les réflexions des concepteurs du spectacle; là, des questions écrites appelaient les spectateurs à voir le spectacle sous une lumière presque juridique, leur demandant qui était le juge/le jury. Les multiples références religieuses bibliques présentes dans le texte renvoyaient également à ce «jugement» qui devait être posé.
Si l’objectif du texte était de faire le procès de certains préjugés sur les bipolaires, il faut dire qu’en un endroit précis le spectacle fait cruellement défaut: le personnage de Gros Père est interprété d’une manière très univoque comme un grand enfant – yeux grands ouverts, émerveillés par ce qui l’entoure, chaque mot trahissant une forme de naïveté ignorante… Il semblait plutôt unidimensionnel et devenait, face à d’autres personnages qui ont une présence bien plus forte – je pense ici à la revendeuse de médicaments interprétée par Juliette Ouimet, très dynamique – , un simple élément de décor. La pièce évolue pratiquement sans lui, alors qu’il en est le titre. Nous savions qu’il était important plus que nous ne le sentions: là est le problème qui habitait ce personnage.
Le moment le plus marquant du spectacle est sans conteste lorsque des accessoires sont suspendus à des crochets descendant du plafond, peu avant la fin du spectacle. Moment où le plateau se dénude, les accessoires s’élevant dans les airs, il est impossible de ne pas faire la connexion immédiate entre la thématique principale de la pièce – le suicide – et ces éléments inanimés se balançant littéralement au bout d’une corde. Un véritable champ de pendus trône au-dessus de la scène: l’image est certes très forte, mais apparaît lentement, prenant plusieurs minutes à s’accomplir étant donné la grande quantité d’objets à accrocher. Cette lenteur réduit fortement la force poétique de ce moment et révèle avec peu de discrétion comment s’achèvera la pièce. Là se trouve les deux failles qui ont le plus nui au spectacle: un rythme inégal et des idées soulignées à grands traits plutôt que suggérées.
Gros Père était présenté au Studio-théâtre Alfred-Laliberté de l’UQAM du 2 au 5 mai 2018.
Article par Pierre-Olivier Gaumond.