La part du diable de Luc Bourdon s’ouvre sur un plan à l’esthétique de film noir, montrant un groupe de mineurs en train d’explorer de leur lanterne les sous-bassements de la terre. Image silencieuse, anonyme, tenant à la fois de l’émerveillement et de la menace souterraine. Il s’agit bel et bien d’une enquête « souterraine » que propose Bourdon avec ce film-collage explorant les années 70 au Québec, créé à partir des très riches archives de l’ONF. L’œuvre fait suite à son précédent opus, La Mémoire des Anges, qui présentait la période des années 50 et 60 à Montréal.
À n’en pas douter, la Révolution tranquille occupe une place importante dans l’inconscient collectif québécois, si on se fie à la nostalgie obsessive (teintée d’un certain malaise) l’entourant. Une nostalgie se traduisant plus souvent qu’autrement par « l’hommage » cinématographique nostalgique, le plus souvent vu à travers les yeux d’un enfant : C’est pas moi je le jure!, Frisson-des-collines et compagnie. Mais après l’utopisme des années 60 arrive le ressac des années 70 : au triomphe d’Expo 67 succède l’échec cuisant des Olympiques de 1976 (dont le stade incomplet et défectueux est une métaphore visuelle assez solide, voir évidente).
Le rapport sinon pessimiste, du moins sceptique que Bourdon entretient avec le passé pourra surprendre les esprits acclimatés à plus de révérence pour la « décennie de toutes les révolutions ». Malgré la présence de plusieurs visages connus (René Lévesque, Michel Tremblay et Robert Charlebois, pour ne nommer que ceux-là), le film, plutôt que de pincer les cordes de la nostalgie, se fait annonciateur de la catastrophe attendue des années 80, la déliquescence d’un État-Providence québécois aujourd’hui mourant.
Dès lors, les années 70 deviennent les années d’un retour de bâton (suggéré par les implications faustienne du titre) visant autant le filet social que les luttes féministes émergentes ou le mouvement indépendantiste – d’ailleurs plongé dans la tourmente d’Octobre 70. Bourdon choisit volontairement de ne pas revenir trop en détail sur cet épisode de l’histoire québécoise déjà abondamment couvert, préférant l’éclairer par des regards périphériques.
Le portrait n’est pas entièrement noir et mélancolique, soit dit en passant : une belle part est laissée à la documentation d’une vie quotidienne à la banalité désarmante – scènes familiales tournées au quatre coin du Québec, des parcs Montréalais à la côte Gaspésienne. On fait aussi une belle part à la vie de quartier (St-Henri, Plateau Mont-Royal, Hochelaga-Maisonneuve), lesquels sont aujourd’hui mutilés par les ravages de la gentrification. Si La part du diable ne se veut pas un film pamphlétaire (on penserait alors au Pea Soup de Falardeau, dont on sent néanmoins l’influence latente), il évite avec brio les écueils d’une nostalgie complètement esthétique – loin d’être un simple « best-of » des années 70, La part du diable se veut un réexamen critique d’une période extrêmement dense de l’histoire du Québec. Face à une culpabilité collective paralysante et une vision collective à la mémoire très courte, Bourdon propose un devoir de mémoire : l’apparition de René Lévesque, tôt dans le film, déclarant les Québécois capables de faire des erreurs et d’en tirer des leçons, abonde en ce sens[1]. Le film témoigne autant des catastrophes immanentes (qui aurait pu prédire les horreurs d’un Quartier Dix30 ou d’un Boulevard Hamel à cette époque?) que du courage de ceux et celles qui ont luttés et continueront à lutter pour la défense d’un idéal commun.
Sans narration ou intervention trop directe sur les images, La part du diable se présente comme un puzzle au spectateur à qui incombe la responsabilité de tracer des liens entre les diverses images composant le film, assemblées avec, comme mince fil rouge, une bande-son incorporant à la fois succès populaires et discours de sources variées. Les liens sont parfois évidents : un chant traditionnel sur les horreurs de la guerre, intercalé avec des images de la guerre du Vietnam, parle de lui-même. Ailleurs, l’image se fait plus abstraite (notamment ces images d’une baleine prisonnière d’un filet clôturant le film – constat sur l’immobilisme du Québec contemporain?) et laisse place à un plus grand nombre d’interprétations. Les sources sont incroyablement variées, allant de la couverture politique au film d’art en passant par la documentation de la vie quotidienne. Les vedettes sont intelligemment laissées à l’arrière-plan, se contentant de brèves apparitions épisodiques, laissant la vedette aux québécois et québécoises[2].
Le travail rigoureux de montage (à la fois de l’image et du son) inspire le respect, de même que la restauration des images d’archives, en tout point réussie. Passant rapidement d’une thématique à l’autre, le film maintient un rythme soutenu, proche de ses contemporains du film-collage (on pensera notamment à l’œuvre de Dominic Gagnon, centrée sur la vidéo internet).
La part du diable est assurément un film sur lequel on souhaitera revenir, à l’affut des différentes subtilités du montage. Malgré le minimalisme de son approche, Bourdon fait preuve d’un remarquable pouvoir d’évocation, signant une œuvre hybride, à la fois témoin de la déliquescence d’un certain rêve Québécois et annonçant le début d’une toute nouvelle lutte.
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La part du diable de Luc Bourdon est sorti en salle le 16 février.
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[1] Un échange maladroit , mais criant de vérité, entre Lévesque et un anglophone vient par ailleurs gentiment retourner le mythe au statut de simple homme.
[2] On relèvera une faible représentation des Premières Nations et des communautés marginalisées (immigrantes, homosexuelles, etc.), moins due à une volonté d’obscurcissement du cinéaste qu’à leur absence dans les archives de l’ONF – absence témoignant de façon assez claire d’un rapport d’inégalité dans l’industrie cinématographique dont on attend encore la disparition complète.