À l’automne 2009, le département de danse de l’UQÀM a mis sur pied le projet Tribune 840, une série de tables rondes regroupant des intervenants et intervenantes du milieu afin de discuter d’enjeux importants en lien avec le domaine. La tribune de décembre dernier, pour laquelle une étudiante au baccalauréat en interprétation avait proposé que soit abordée la place de la danse urbaine dans le milieu de la scène, a été l’une des plus mouvementées. Il faut dire que le comité d’organisation a opté pour un titre provoquant, La danse urbaine est-elle crédible?, qui a soulevé de vives réactions au sein de la communauté hip-hop. Voici un aperçu de la réflexion d’une des panélistes de l’évènement, Helen Simard, étudiante au doctorat en pratique artistique de l’UQAM.
Lorsque j’ai su que cette question était proposée comme sujet de débat à la Tribune 840, j’étais persuadée qu’elle allait susciter une grande réaction de la communauté hip-hop, fière de sa danse et de sa culture. Je ne crois pas, même si la question a été amenée par le comité de la Tribune 840, que le but de la discussion était de mettre en doute la crédibilité du hip-hop. Au contraire, l’évènement cherchait plutôt à remettre en question certains préjugés qui existent dans le monde institutionnel envers cette danse et la culture qui y est associée.
En tant que chorégraphe-interprète qui a une formation en danse contemporaine, 15 ans d’expérience comme b-girl et qui a créé plusieurs œuvres scéniques s’inspirant de la culture hip-hop, je me suis souvent fait poser des questions de la part de spectateurs, journalistes, et diffuseurs s’apparentant à ceci: «Le break est-il une “vraie” danse ? A-t-il vraiment une technique?», ou bien, «Est-ce vraiment de l’art?». Les danses de rue en général ne sont pas toujours perçues comme danses artistiques. Elles sont souvent interprétées comme des pratiques «expressives» ou «folkloriques» qui servent à sortir les «jeunes délinquants» de leur situation socio-économique ou pire, comme forme de divertissement que l’on imagine mieux dans les publicités ou les évènements corporatifs que sur la scène de la 5e salle de la Place des arts.
Montréal et sa danse de rue
La danse urbaine à Montréal, malgré les préjugés qui persistent, a su, depuis longtemps, prendre sa place dans le monde de la danse scénique. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, les deux groupes de b-boys dominant la scène hip-hop à Montréal sont Flow Rock Crew et Tactical Crew. Même s’ils sont tous deux respectés sur la scène «underground», ils sont également connus par le grand public pour les spectacles qu’ils donnent: Flow Rock pour leurs street shows dans le Vieux-Port de Montréal et Tactical pour leurs spectacles freestyles dans les clubs et les évènements corporatifs. En 2001, Flow Rock a créé une chorégraphie scénique de 45 minutes qu’’il a ensuite présentée non pas à Montréal, mais en France. Tactical a pour sa part été invité à présenter une courte chorégraphie dans le cadre du festival Montréal en lumière à la Place des Arts.
http://www.youtube.com/watch?v=hcMLhwTIx6s
Cette même année, le collectif Solid State et Victor Quijada, danseur américain de hip-hop détenant une formation de ballet classique, ont présenté leurs premiers spectacles scéniques respectivement à Tangente et au Studio 303. Ces spectacles fusionnaient l’esthétique et les techniques du «street dance» avec la danse contemporaine. En 2002, des membres de Flow Rock ont collaboré avec le chorégraphe Ismael Mouaraki pour créer la compagnie Destins Croisés, Quijada a fondé le Rubberbandance Group et Kate Alsterlund, alias B-girl Lynx, a été inclue dans la programmation du Studio 303.
En 2003, Destins Croisés, Solid State, Rubberbandance Group ainsi que Kops Crew, avec le soutien de Tangente, L’Usine C, le MAI et le Conseil des arts de Montréal, ont organisé le Festival DNA : Définition Non Applicable visant à mettre en valeur les liens entre la danse de rue et la danse de scène. Pour sa participation dans ce festival, Solid State a reçu une subvention de production du Conseil des arts du Canada: l’organisme reconnaît ainsi pour la première fois le breakdance comme danse admissible aux programmes de subventions pour les artistes professionnels.
D’ailleurs, depuis ce temps, il nous est possible de voir plusieurs chorégraphes et compagnies du milieu de la street dance tels que Spicey et Forêt Noire présentant des spectacles scéniques autant pour le milieu hip-hop que contemporain. On constate également que des danseuses contemporaines telles qu’Alexandra L’Heureux, Geneviève Gagné et Emily Honegger sont attirées vers la danse urbaine et s’inspirent de ses diverses techniques. De plus, des «battles» hybrides tels que le Excentric Cypher de Lynx, au début des années 2000, ou encore l’évènement H20 : Let your art flow, visent à réunir les communautés de danses hip-hop et contemporaine pour des échanges compétitifs mais respectueux, octroyant par le fait même à la danse hip-hop une plus grande visibilité.

Alors, la danse est-elle crédible?
Est-ce la reconnaissance institutionnelle qui rend ces artistes «crédibles»? La danse de rue acquiert-elle le statut d’art lorsqu’elle s’adapte aux demandes de la danse scénique? Prenons, par exemple, le laisser-aller de la forme circulaire du cypher pour une configuration frontale, à l’italienne, ou l’abandon du freestyle pour une structure plus chorégraphique. L’abandon de la participation du public pour une danse de représentation, plus raisonnable pour la scène, est aussi une adaptation observée de la danse de rue.
La danse hip-hop à Montréal a une longue histoire, riche et propre à elle-même, une histoire qui se retrouve non sur la scène, mais dans la rue, dans les centres communautaires et dans les clubs. Il faudrait oublier New Energy, Red Mask Crew, Illmatic Styles, Area 51, Sweet Technique, Fresh Format, Deadly Venoms ou Legendary Crew, pour ne nommer que ceux-ci, qui ont existé au fil des années, ou qui existent encore aujourd’hui, et qui sont «crédibles» non aux yeux des institutions les plus connues, mais à ceux de leurs pairs. Il faut comprendre qu’au lieu de créer des spectacles chorégraphiés, les street dancers montréalais ont créé, avant tout, une communauté qui se rejoint au fil des années dans divers endroits dans la métropole pour s’affronter lors de compétitions.
Pour se demander si la danse hip-hop est crédible, il faut aussi poser plusieurs autres questions: qui sera juge de la crédibilité de la danse hip-hop et sur quels critères s’appuiera-t-on? Pour quelle raison voudrait-on juger si elle est crédible ou non, si elle est authentique? Bien sûr, il faudrait davantage comprendre ces questions dans leur contexte historique, voire colonialiste, et apprécier que cette division en Occident entre le «low art» et le «high art», ou «danse de variété» et «danse artistique» ne vienne pas de jugements esthétiques objectifs, mais qu’elle implique, entre autres, des questions de privilège et des contextes sociaux. Dans le cas qui nous intéresse, entre «danse de rue» et «danse de scène», la division est fondée sur des valeurs qui proviennent bien souvent de préjugés, historiquement, envers certaines différences raciales et classes socio-économiques.
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La Tribune 840 n°24, intitulée La danse urbaine est-elle crédible?, s’est tenue le 4 décembre 2013 au Pavillon de danse de l’UQAM (Piscine-théâtre, local K-R380). Elle était organisée par le Département de danse de l’UQAM.
Article par Helen Simard.