Dans Focus Iran : L’audace au premier plan, les cinéastes françaises Nathalie Masduraud et Valérie Urréa nous font découvrir cinq artistes photographes pour qui la contrainte devient source de créativité. Présenté lors de l’édition 2018 du FIFA, la force de ce documentaire réside dans son habileté à communiquer cette urgence de créer qui habite ses sujets.

Une rue désertique de Téhéran. Une femme voilée marche seule, appareil photo en main. Au cours de ses déambulations, elle aborde quelques sujets masculins dans le but de les photographier. L’abondance de refus auxquels elle se heurte se fera le symbole de ces tensions sociales qui marquent la production des photographes femmes en Iran et qui seront explorées lors du documentaire Focus Iran: L’audace au premier plan.
Cette photographe, c’est Tahmineh Monzavi, l’une des cinq photographes sélectionnée par les cinéastes françaises pour faire l’objet de leur documentaire s’intéressant à la photographie iranienne. Nous comptons donc quatre femmes, Monzavi, Solmaz Daryani, Shadi Ghadirian, Newsha Tavakolian et, équilibre exige, un homme, Abbas Kowsari dont les images de culturisme créent une rupture fulgurante avec les images beaucoup plus symboliques de ses collègues femmes.
Si certains de ces photographes ont la chance de jouir d’une réputation sur la scène internationale (Monzavi fera cet été l’objet d’une vaste exposition collective au festival de la photographie d’Arles), les cinéastes françaises désirent explorer les conditions de fabrication de ces images qui représentent de véritables actes de résistance face à une culture fortement répressive.
Sur le fil du rasoir
« Difficile d’être photographe ici, il ne faut pas franchir un certain nombre de lignes rouges. Les sujets ne doivent pas être abordés de façon brutale ou frontale. Certaines thématiques sont taboues, comme la représentation du corps. Par exemple, les femmes ne peuvent pas être représentées sans voile » nous explique Anahita Ghabaian, fondatrice de la Silk Road Gallery à Téhéran. Il s’agit là pourtant de quelques exemples à peine servant à décrire ce terrain miné sur lequel évoluent les artistes et qui doivent sans cesse redoubler d’audace afin de contourner cette menace qu’est la censure.
La richesse de ce film est de nous présenter la variété qui réussit à éclore malgré l’abondance des contraintes. Du photojournalisme à la photo de mise en scène en passant par la photo de paysage, le film communique la vision unique de ces femmes audacieuses pour qui l’appareil photo représente un dernier ressort, un outil servant à faire entendre une voix trop souvent tue et à lever le voile sur un imaginaire riche en symboles.
Poétique de l’entre-deux
Dans les séries de photographies présentées dans le documentaire, deux retiennent particulièrement notre attention pour la similarité de leur propos malgré la forte divergence au niveau de l’exécution.

(Source: LACMA)
Tout d’abord, la série Qajar de Shadi Ghadirian prend pour inspiration des photos d’époque où l’on voit hommes et femmes vêtus de costumes traditionnels richement décorés dans des positions figées et des décors plutôt sobres. Dans une volonté de réappropriation et de renversement, Ghadirian met en scène des jeunes femmes toujours vêtues de ces costumes traditionnels mais ajoute des éléments de notre quotidien : une canette de boisson gazeuse, un vélo, un boom box. Cette série témoigne de cet espace liminal où évoluent les femmes iraniennes : entre tradition et modernité. Choisir la tradition et la normalisation ou risquer la modernité et l’ostracisation? Les femmes de cette série témoignent de ce déchirement où leur corps est avalé par le costume traditionnel mais leur voile est levé et elles fixent l’objectif avec défi, démontrant leur volonté d’exister selon leurs propres règles.

(source: Photos of Iran)
Dans un deuxième temps, la photojournaliste Newsha Tavakolian présente la série Look, empreinte d’une profonde mélancolie suite à la perte de sa carte de presse. Dans l’impossibilité de pratiquer son métier, celle-ci s’est tournée vers un autre genre afin de présenter des gens prisonniers d’une inertie mortifère, d’une attente aussi languissante qu’elle est désespérante. Dans un décor aseptisé aux grandes fenêtres qui donnent à voir des HLM anonymes, les sujets fixent le vide, semblent coincés dans un terminal d’aéroport en destination pour nulle part. Cette série fait montre des risques qui assaillent les artistes que nous suivons lors du documentaire, ici la perte de la voix. Cette série témoigne également d’un climat politique tendu où chacun ignore ce que l’avenir lui réserve, celui-ci sachant qu’aucun acte ne saurait le sauver de cette situation qui dépend de forces qui le dépassent autant qu’elles le déterminent en tant qu’individu.
La métaphore et le recours au symbole deviennent ainsi nécessaires lorsque le sujet ne peut être abordé de manière frontale. Les artistes jouent sur ces interstices forcées par la censure et la contrainte. Le spectateur est un objet crucial : atteindra-t-il le sens réel de l’image ou condamnera-t-il l’artiste pour obscénité? La photographie iranienne est un pari à prendre qui peut se terminer par la confiscation d’une carte de presse ou la prison.
Focus : Avenir
En présentant des images de la galerie Silk Road bondée au moment de l’ouverture de l’exposition de nos photographes, le documentaire se termine sur une note positive et célèbre avec ses sujets la prochaine génération d’artistes à venir et qui seront inspirés par la vision de ces femmes.
Avec leurs images qui racontent la société iranienne contemporaine aux prises avec ses propres contradictions, ses obsessions, ses hantises, nos quatre photographes réussissent à dévoiler une part oubliée de ce pays. En s’intéressant aux marges : les femmes, les changements climatiques, la toxicomanie, la transsexualité, elles font entendre et voir un imaginaire que l’on tente d’effacer et prouvent que jamais un artiste avec une vision ne saurait être réduit au silence.
L’efficacité de ce documentaire réside d’ailleurs dans sa capacité à laisser ses sujets parler d’eux-mêmes et de leurs créations, à ne jamais tenter de leur substituer une voix qui n’est pas la leur. L’Iran n’est livrée au spectateur qu’à travers la vision singulière des cinq photographes et sa vision personnelle doit sans cesse s’ajuster à celle des artistes, prouvant que ces mêmes carcans qui entravent la production féminine entravent également notre vision.
La 36e édition du FIFA aura lieu du 8 au 18 mars 2018.
Article par Audrey Boutin.