L’exposition présentée à la Galerie de l’UQAM, Hank Bull. Connexion, qui nous arrive du musée d’art du Centre de la Confédération de Charlottetown et qui est mise en tournée nationale, fait déjà l’objet de nombreux écrits. Avec son catalogue, qui dresse un bon portrait des enjeux de la pratique de l’artiste et de ce qu’elle engendre en termes de connexions, écrire un nouveau texte sur la notion de réseau ne m’apparaissait pas être une tâche primordiale. Puisque l’exposition est basée sur les traces matérielles d’une vie à la limite de l’art, ou de l’art à la limite de la vie, j’ai plutôt eu envie de me baser sur mon expérience de l’exposition pour en faire le compte-rendu.
Hank Bull est un artiste multimédia canadien qui revêt plus d’un chapeau. Il est un membre important du centre d’artiste Western Front Society à Vancouver, cofondateur – aux côtés de Robert Filliou – de l’association The Afro-Asiatic Combine (1973), coanimateur de l’émission de radio HP Dinner Show de 1976 à 1984, en plus d’être membre fondateur et directeur général du Centre A depuis 1999. Bien engagé dans sa communauté, il a participé à l’élaboration d’un réseau de collaborations artistiques internationales, réseau qui s’est développé parallèlement aux technologies de la communication, à la pratique de l’art postal et à la vidéo. Il n’est donc pas étonnant qu’on parle de sa pratique en termes de collaboration, de paternité artistique et d’échanges, et c’est, entre autres, ce que mettent de l’avant les commissaires Joni Low et Pan Wendt dans cette exposition.
L’espace est divisé en trois parties. La première salle, dans laquelle on entre, présente plusieurs objets disposés de façon ordonnée dans l’espace et sur les murs. Quelques-uns d’entre eux – une collection de 10 ans de journaux, une machine pour recréer le son du vent, un écran posé sur une structure en bois, un électroaimant de confection maison pour une sculpture-performance, un jeu de hasard pythien, une marionnette mécanique pour un spectacle d’ombres chinoises – sont installés au centre, occupant la majeure partie de la salle. D’autres – photographies, vidéos, tapis en caoutchouc et en silicone, accessoires pour la vidéo Duster (1991), livre d’artiste, épis de maïs séché, et j’en passe – longent les murs. Au fond sont accrochés plusieurs cadres, à la façon d’un accrochage de salon, à touche-touche. On y retrouve entre autres des photographies, des sérigraphies, des dessins faits par Bull et d’autres artistes. Une deuxième salle est accessible par la droite, dans laquelle est projetée la vidéo Autumn Colours after Zhao Mendfu (2012), devant un fac-similé d’une œuvre de Zhao Mengfu (1296), un peintre chinois. Une troisième pièce est accessible par la gauche, où un poste de radio est installé de façon à simuler son occupation. Au centre de celle-ci, une table sur et sous laquelle différents objets technologiques sont empilés. Des vidéos et des costumes sont présentés autour de la table. Un muret en tissus est placé entre cette troisième pièce et la première de manière à recevoir une projection vidéo extraite du spectacle d’ombres chinoises Vis-à-Vis (1978). Tout autour figurent des marionnettes d’ombres chinoises. Nous avons là beaucoup d’objets hétéroclites qui constituent les traces matérielles de la pratique et de la vie de l’artiste. Cette grande installation sculpturale est composée essentiellement de biens matériels, mais témoigne d’abord et avant tout d’un désir d’être en présence, de se sentir en réseau et en communauté. Ces objets présentés dans différents états organisés et désordonnés seraient là pour nous parler de quelque chose d’immanent, d’invisible et d’intangible; pour nous parler des réseaux qui peuvent être créés dès lors qu’on réfléchit à la notion d’artiste en tant qu’agent de liaison[1].

Une section de l’exposition a particulièrement piqué ma curiosité: un lieu de consultation d’archives, où l’on peut s’installer à une table et prendre connaissance de documents mis à notre disposition. Deux étagères contiennent des boîtes accessibles pour la consultation, dix-huit boîtes où sont conservées des archives de toutes sortes qu’a gardées Bull tout au long de sa vie et de sa carrière. En fouillant le moindrement à l’intérieur, on se rend compte que c’est un travail monumental, qui tient quasiment de l’obsession, d’une volonté de garder les traces matérielles d’une vie. Serge Guilbaut, qui signe un texte dans le catalogue, et dont me parle l’artiste pendant notre discussion, résume fort bien cette manie qui, dans ce cas-ci, serait plutôt un besoin artistique et collectif de conserver une trace: «Les archives sont un lieu où l’on peut trouver des faits bruts qui peuvent modifier et corriger la façon dont l’art et la culture ont été définis et canonisés[2]». N’y aurait-il pas là un désir de se replonger dans le passé afin de le réinterpréter, de sans cesse l’actualiser, de le modifier à la limite entre de la recherche historique et du remaniement de souvenirs? Les objets ont alors plusieurs statuts, qui oscillent entre l’histoire et l’art: témoins du passé, documents d’archives, accessoires divers, correspondances, ou encore œuvres à part entière. Ils deviennent les éléments à partir desquels on peut rebondir et réinterpréter le passé et les systèmes artistiques qui le définissent, amincissant alors la paroi entre un regard historique et un récit teinté par l’individu derrière l’artiste.

Le premier réflexe qu’on a devant autant de documents et d’objets, c’est de vouloir tout cerner et tout comprendre, tout lire et tout voir, analyser la cohérence et les liens qui unissent entre eux chaque papier, chaque photo, chaque carte postale. Plus je me dis que c’est par une approche biographique que j’arriverai à les comprendre, plus l’artiste s’efface au profit des anecdotes qui sont sous-tendues derrière eux. Le Réseau éternel[3] dont parlait Filliou, n’est-ce pas justement cette idée que tout est connecté au sein d’un réseau plus large, qui englobe l’art, le quotidien et nous-mêmes? Ces réseaux que sous-tend chaque objet sont le reflet mouvant d’une scène artistique parallèle et underground qui a été construite autour du principe de collaboration, de collectivité et de connexions.
Il est plutôt difficile, voire impossible, de cerner l’entièreté des réseaux qui relient chaque objets à la pratique de l’artiste, au contexte historique, à l’espace d’exposition, à nous-mêmes; ils sont beaucoup plus grands que ce que la salle peut contenir (et surtout ils sont intangibles), mais c’est justement par l’ampleur de ce que l’exposition contient que le visiteur peut lui-même s’inscrire dans le réseau, par l’expérience qu’il fait de ces objets et de ces documents. En ce sens, le vécu du visiteur obtient une place particulière, et dans cette même logique, je transcris ici ma propre expérience, qui oscille entre les bribes de mes pensées et ce que je percevais alors de l’environnement:
Je suis assise à la table, à fouiller dans les boîtes d’archives. Un groupe entre dans la pièce. Le guide se place devant le piano à ma gauche. J’arrête de penser et l’écoute: «En 1980, Hank Bull voyage avec Kate Craig, ils se promènent un peu partout en Asie, pour voir du théâtre traditionnel, de marionnette. Ils apprennent des techniques de fabrication traditionnelles des marionnettes à Bali. Ils vont faire des théâtres d’ombres, qui seront présentés comme de la performance. Comment le théâtre pouvait-il être créateur de communauté, pour réfléchir collectivement, pour réfléchir aussi sur certains mythes fondateurs? Événement où on se rassemble, moment, échange». Au final ces objets rassemblent encore, on est une bonne quinzaine à écouter le guide parler: «La pataphysique est une science absurde qui cherche à répondre aux grandes questions, sans chercher à faire de sens». Les sons projetés dans l’exposition sont plutôt présents, assez pour que mon écoute soit détournée. J’entends un avion, des notes de piano, des voitures, du saxophone, fort, moins fort. La voix du guide me revient: «Ce sont des lances. C’était une sorte de société secrète établie à Vancouver, dans un lieu qui deviendra le Western Front. Donc ces lances-là, il les a trouvées dans le sous-sol du Western Front. Il y a quelque chose du mysticisme. Comme la roue ici [le groupe se déplace]. Vous connaissez la roue de Marcel Duchamp? C’est pas un ready-made de Marcel Duchamp, c’est même l’inverse, mais reste la coïncidence dans les échanges culturels, de pratiques culturelles». L’horloge dans la vidéo projetée sur l’écran de tissus à ma gauche indique 10h15, et les visiteurs derrière miment des marionnettes avec leurs bras. Leurs ombres apparaissent à travers celles des marionnettes. Un visiteur se met à jouer du piano. Il se trompe parfois, se reprend, sourit. Deux personnes sont à côté, deux autres se rapprochent. Il quitte le piano, une autre personne prend place et joue quelques notes. Les ombres qui dansent à travers la vidéo créent des mouvements rapides qui résonnent bien avec le dynamisme de l’espace à ce moment. Le guide reprend la parole, j’entends mal, le saxophone à ma gauche, des paroles à ma droite. Je discerne des mots: «HP inspiré de Dada, fluxus, certaines absurdités. Utiliser les médiums, les outils de la communication. Contexte des années 70-80 où les outils de la communication arrivent au quotidien. Des outils qui sont maintenant désuets, un téléphone, l’ancêtre de Skype, un vidéophone. Des outils qu’ils ont investis dans ces réseaux à l’International de la performance. Collaboration […]. Juxtaposition de ça, vingt-quatre collaborateurs qui ont envoyé des cassettes par la poste, communication et création à l’international […]. Penseur et philosophe canadien qui a influencé […] le médium de la télévision […]. Le contexte de Vancouver est assez différent pour les échanges à l’international».
Tout cela semble plutôt chaotique, et c’est là justement le point: de présenter au sein de l’espace un moment vivant et bouillonnant de la scène artistique de Vancouver qui, de plus en plus, se pose à l’international, à travers des réseaux de collaborations qui ont été créés en grande partie avec le concours des technologies. Il faut se remettre dans le contexte des années 70 et 80, alors que les différents moyens de communication modifiaient considérablement notre façon d’être ensemble et de créer. Il y avait là une grande effervescence qui n’est pas étrangère à l’instabilité, au désordre, à l’irrationnel; il y là une réflexion autour de l’incohérence comme processus, et un désir de faire revivre plusieurs états, à la fois d’ordre et de chaos, pour questionner la manière dont on organise les systèmes de connaissances. Une agitation, voulue et mise de l’avant dans un projet utopique de création d’espaces de liberté: voilà ce que semble mettre de l’avant l’exposition. Les années 70 ont été marquées par les événements de 68 en Europe et au Canada; il y avait là un désir d’aller contre la culture, de participer à un mouvement révolutionnaire par l’art, d’infiltrer le politique par la collaboration au quotidien[4]. Le climat artistique changeait, on valorisait désormais le processus au lieu de l’objet d’art, la création en collectif plutôt que l’artiste-génie, tout comme le mythe et la fiction remplaçaient les faits[5]. L’incohérence permet de résister aux systèmes de contrôle sociaux, politiques ou artistiques. Quand je discutais avec lui, me disait qu’il y a bien des choses dans les boîtes présentées dans l’exposition qu’il ne connaissait pas, ou, plutôt, dont il ne se souvenait pas. Probablement que s’il avait fait le tri, me dit-il, il aurait enlevé certains documents. La limite entre les dimensions personnelle et publique est très mince dans ce contexte. C’est là que la notion de contrôle prend tout son sens. Que ces archives soient présentées sans tri préalable ouvre la porte aux trouvailles, c’est donner accès à ce qu’on aurait peut-être préféré taire du passé, c’est donner au visiteur le luxe d’interpréter et permet à chacun de créer ses propres connexions à travers ce qu’il va découvrir. Hank Bull continue: «c’est comme la musique populaire, on écrit des paroles qui sont personnelles, mais qui, au final, deviennent de la fiction».
Cette implication du visiteur au sein des connexions qui se créent dans l’espace d’exposition rend compte d’un mode de création artistique qui était au centre de la pratique de Bull durant cette période. Comme le dit Serge Guilbault, l’artiste avait cette volonté de sensibilisation, de faire naître une prise de conscience chez autrui:
«L’accomplissement de Hank Bull se fera dans la rue, en public, avec des amis et particulièrement dans l’action pour lutter contre l’apathie générale du public […]. Cette lutte anarchiste semblait de plus en plus nécessaire quand on se rendait compte à quel point les humains devenaient plus souvent assujettis à l’emprisonnement intellectuel dans les systèmes politiques et économiques. Devant le chaos des compilations archivistiques présentées dans l’exposition, le spectateur devrait être ébranlé et enthousiasmé par ce surplus de vie […]. Nous avons désespérément besoin du retour de quelque chose comme les performances excentriques de Hank Bull afin de survivre en tant qu’individus[6]».
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L’exposition Hank Bull. Connexion est présentée jusqu’au samedi 5 décembre 2015 à la galerie de l’UQAM.
[1] Joni Low et Pan Wendt, «Introduction», dans Serge Guilbault, Joni Low et Pan Wendt, Catalogue de l’exposition Hank Bull. Connexion, 6 juin – 20 septembre 2015, Charlottetown, Musée d’art du Centre de la Confédération et Burnaby Art Gallery, 2015, p. 11.
[2]Serge Guilbault, «Une vie électrisante – L’art chargé de Hank Bull», dans Serge Guilbault, Joni Low et Pan Wendt, op. cit., p. 130.
[3] «Le Réseau éternel – ‘un vaste postulat indéfini, destiné à unir tous les efforts créatifs’ – voyait l’activité artistique comme une activité parmi d’autres au sein d’un réseau complexe d’activités planétaires simultanées. Il offrait un moyen holistique et libérateur d’être créatif, d’infuser l’esprit de l’art dans le quotidien – qu’il s’agisse de cuisiner, de s’occuper des enfants ou de rencontres fortuites avec des inconnus – allié à la conscience d’être connecté à tout cela». Joni Low, «Connexions/Déconnexions», dans Serge Guilbault, Joni Low et Pan Wendt, op. cit., p. 109.
[4] Ibid., p. 108.
[5] Ibid., p. 109.
[6]Serge Guilbault, op. cit., p. 136-137.
Article par Jade Boivin – En plein dans le processus de la maîtrise en histoire de l’art, elle est particulièrement intéressée à tout ce qui tourne autour de la performance, du féminisme et des questions sur le genre. Mais aussi danseuse de contemporain à ses heures, c’est avec beaucoup trop de plaisir qu’elle a commencé plus récemment à fouler les planches de la scène swing montréalaise. Une posture critique est sous-jacente à toutes ses actions, il en va sans dire.