Odyssée moderne aux confins des rapports entre musique et poésie, À jamais la musique est le troisième recueil de Jean-Pierre Gaudreau publié aux Éditions du Passage. Ce poète et professeur québécois passionné de littérature et de musique allie dans ce projet ses deux amours, revenant aux fondements du langage artistique et traduisant «lentement l’homme sa mélodie» et le «chant du voyageur lointain sur les côtes».

J’ai lu À jamais la musique en marchant jusqu’au métro et j’avais Television en fond sonore. J’avais sauté les premières pages: les citations et les remerciements, les informations inutiles et puis le sommaire. Dans mes oreilles, la voix de Tom Verlaine susurrait «To be face to face with a world so alive / How I fell» et puis ça venait se mêler aux pages : «nous étouffons par frottements le ciel extasié / allonge les derniers mots.»
J’ai terminé ce livre presque en apnée, frustrée. Les mots et les phrases s’étiraient d’une page à l’autre, se fuyant les uns les autres pour se retrouver quelques silences plus tard. Je le feuilletais à nouveau quand je suis tombée sur une page mystérieuse appelée PISTES: les poèmes et les sections étaient liés à des morceaux de musique classique et je me suis laissée prendre dans un voyage poétique inattendu. Avec Beethoven et Maurice Ravel, j’ai rêvé l’illumination: «Rythmes récits / couleurs dans la chambre / quatre musiciens jouent en silence / j’écoute.» (7) J’ai écouté le son de ma propre voix flotter dans l’air, découper les phrases et laisser planer certains mots avant le silence. J’ai calqué les allitérations au rythme et j’ai placardé les images poétiques sur les sons. Enfin, les voyelles se coloraient et tout prenait sens.
Dans les Syllogismes de l’amertume, Emile Cioran écrit: « Sans l’impérialisme du concept, la musique aurait tenu lieu de philosophie: c’eut été le paradis de l’évidence inexprimable, une épidémie d’extases.» (p. 27). L’extase, encore l’extase. Dans le Finale en prélude, clôturant le recueil et retournant à l’origine, Jean-Pierre Gaudreau, quant à lui, dit vouloir: «Jouer de la poésie comme on touche le piano» (19).
Musique et poésie s’entrelacent et se répondent dans un mimétisme superbe: toutes deux transforment le monde, toutes deux écoutent le silence et hurlent l’inexprimable. Les mots s’écrivent, au plus près de la musique, éclairés, automatiques presque. On entend le mot qui accroche le son, qui l’épouse, qui se mêle parfaitement aux arrangements et le monde tel qu’il apparaît s’oublie un instant au creux de la balade. Comme tombés au fond des gouttières, les vers sont sans cesse récupérés par les notes et les uns et les autres conversent ensemble.
Opérant toutes deux des communications entre intériorité et extériorité, musique et poésie atteignent une symbiose. Qu’est-ce donc, alors, qu’À jamais la musique si ce n’est une tentative d’atteindre la symbiose ultime, l’épidémie d’extases, qui veut capter, désormais dans un même mouvement, le rythme et puis les mots? Ici, tous reviennent à leur essence: âpre, gutturale, presque physique. Les pages sont scindées et les rythmes sont mallarméens, les métaphores confinant parfois à l’hermétisme.
Rappelons-nous enfin l’utopie d’Yves Bonnefoy, lui qui, comme moi, ne se disait pas musicien: il voulait penser la musique à partir de la poésie. Jean-Pierre Gaudreau propose absolument l’inverse. Mais, là encore, la quête est celle du mot juste, de la sensation. Signifiants et signifiés s’entrelacent, laissant place aux sursauts de l’être intime et à toute sa sensibilité. Et entre les allitérations et les assonances, sur un fond de quatuor à corde, le langage poétique s’éloigne rapidement du langage commun.
Jean-Pierre Gaudreau, À jamais la musique, Montréal, Éditions du Passage, 2017.
Article par Marine Bochaton.