«Mais personne ne sort de Saint-Iscariote. Personne…/ Deuxième gauche. Septième droite. Droite. Gauche. Gauche. Encore gauche. Vingt pas en avant, jusqu’à la troisième à gauche… Non la quatrième. C’est ça. Euh… Oh… Gauche. Gauche. Gauche. Droite. Gauche. Droite… Puis, l’arche de Minaud ! C’est ça. Oui ! Euh… Donc, deuxième gauche. Septième droite…» (p.16)
Dans Jardin Mécanique – L’asile de St-Iscariote, publié en avril 2018 chez Lounak, le lecteur plonge à l’intérieur d’un espace qui bannit toute empathie. L’implacable mécanique en place permet d’explorer les bas-fonds de la barbarie humaine, soit celle qui se cache derrière un vernis de civilisation ainsi qu’un idéal reposant sur l’efficacité. Regorgeant d’horreur à la fois brute et viscérale, la violence est mise en scène avec brio et sans compromis. Le lecteur sent d’ailleurs l’influence du spectacle éponyme alliant les différents arts de la scène, qui est présenté actuellement dans différentes villes québécoises, auquel la bande dessinée rend hommage à travers les dialogues des scénaristes De Carufel et De Grandpré, ainsi que les illustrations de Jeik Dion, connu pour avoir illustré les deux bandes dessinées de Turbo Kid (2016), récit post-apocalyptique d’une pure cruauté et d’une violence implacable.
Jardin Mécanique présente des personnages dont la personnalité est volontairement exagérée et archétypale, et les expressions faciales viennent en souligner le ton hyperbolique. La bande dessinée montre un spectacle, celui de trois pensionnaires de l’asile, prisonniers d’un endroit abominable qu’ils doivent absolument fuir. Comme il est fréquent avec la violence, ceux qui la combattent en viennent à en produire une aussi grande que celle combattue. Le pouvoir institutionnalisé est l’ennemi et celui-ci se manifeste sous plusieurs formes. Son sadisme extrême, qui sera bien visible à travers les planches, se masque derrière la supposée légitimité de son discours (qu’il soit religieux, scientifique ou simplement capitaliste), et les infirmiers dont la tête est à l’abri dans des cages d’acier semblent eux aussi enfermés dans cet infernal système débilisant. D’ailleurs, les différents larbins – infirmiers, cuisiniers, soldats – possèdent une intelligence assez limitée, dont l’humour expose la bêtise. S’oppose à ce système pernicieux l’émotion pure et vraie des trois protagonistes: la brute, le savant fou – dans ce récit, le personnage directement inspiré du docteur Frankenstein est clairement le bon docteur, le héros romantique – ou l’artiste. Chaque membre du trio en viendra d’ailleurs à incarner cette dernière figure marginale, devant se glisser dans plusieurs rôles afin de pouvoir s’évader.
En évoquant un labyrinthe antique sous l’asile, Jardin Mécanique fait écho au mythe fondateur de Dédale, avec sa violence inhérente pour celui qui le parcourt et qui devra faire face au monstre y résidant. La représentation de la monstruosité est multiple: autant la directrice de l’asile, qui se promet de lobotomiser tous ses patients pour pouvoir disposer de corps vides à des fins expérimentales (de manière à s’enrichir), que les créatures hybrides, mi-humaines, mi-animales évoquant L’Île du docteur Moreau (1896) de H. G. Wells, qui s’amalgament en une énorme masse tourbillonnante suivant, une fois libérée, son mouvement destructeur. Il s’agit là d’un chemin incertain qu’on voudrait ne jamais avoir à emprunter, mais qui se présente comme la seule issue, même si on doit libérer toute sa rage et sa rancœur envers les parois d’un système injuste, qui classifie sans pitié la population avant de lui retirer tout: «Ils m’ont enlevé ma dignité. Je n’ai pas plié. Ils m’ont enlevé ma liberté. Je n’ai pas plié. Et maintenant, ils veulent m’enlever ma lucidité» (p. 53). Petit bémol, pour une bande dessinée dans laquelle l’expression de l’identité demeure fondamentale, il reste dommage que l’œuvre ne mette pas en scène davantage de diversité. Si le test Bechdel est tout de même passé, le trio principal ainsi que la majorité des personnages sont des hommes blancs vraisemblablement hétérosexuels.
Au-delà des thématiques bien marquées et présentant un manichéisme assumé, ce qui permet à ce récit d’aliénés captifs d’une marâtre d’être une énième version du film One Flew Over the Cuckoo’s Nest (1975) de Miloš Forman, c’est son visuel aux couleurs éclatantes et au dessin superbe qui permet au lecteur de ressentir toute l’horreur du lieu – une horreur finalement très stylisée. Le travail de Jeik Dion dans Jardin Mécanique semble déjà préparer le public pour son adaptation en BD du célèbre roman fantastique Aliss (2000) de Patrick Senécal, qui revisite le classique de Lewis Carroll, puisque le dessinateur parvient sans difficulté à mélanger l’humour à des scènes bien macabres. D’ailleurs, si la progression du trio dans un labyrinthe rappelle Oniria (2004) et le jeu d’échecs 5150, Rue des Ormes (1994), deux autres œuvres de Senécal, la séquence où le sadique docteur explique qu’il cherche l’origine de la folie dans les dents et les amygdales rappelle celle d’Aliss où Bone et Chair tentent de prouver la non-existence de l’âme, respectivement dans les os et la chair d’individus qu’ils torturent avec professionnalisme et plaisir. Le long couloir qui forme le laboratoire du gentil savant fou dans la bande dessinée ressemble également fort à une pièce iconique de la demeure de Bone et Chair (par ailleurs, intégrée à la néo-maison hantée Peur Dépôt (2013-15)). Les couleurs viennent exprimer la froideur des lieux, tandis que la lumière debordienne éclatante montre que les représentants du pouvoir n’ont nullement à dissimuler leur monstruosité, protégés par des technologies directement inspirées du steampunk[ii]. Par opposition, les couleurs chaudes illustrent toute l’intensité de la révolte des pensionnaires et de leur quête de liberté. Le découpage, bien que simple, est particulièrement habile: des cases dont le cadre est bien visible (blanc sur des couleurs généralement très sombres) renferment la progression des personnages et de leurs dialogues, tandis que d’immenses cases sans bordure apparente permettent de poser l’atmosphère et l’émotion des personnages.
En outre, certaines doubles planches ou splash pages[iii] particulièrement réussis devraient marquer le lecteur. Ces planches parviennent autant à peindre l’horreur résidant dans la culture populaire – l’œuvre procède par un judicieux recyclage de motifs appartenant à ce genre – qu’à explorer la psyché des trois protagonistes et leurs transformations. La double planche montrant des cases où deux des protagonistes discutent en reprenant la structure du jeu d’échecs est sans doute la plus efficace de l’album. L’affrontement, qui a lieu sur deux fronts, n’est pas lisible linéairement mais capture l’assurance de celui qui veut s’échapper et qui doit convaincre son codétenu. Tous les moyens deviennent légitimes dans cet endroit infernal, dont le nom s’inspire de Judas, afin de conserver toute sa tête. Donc, en attendant l’adaptation d’Aliss de Jeik Dion, tou.te.s les lecteur.rices qui apprécient la violence viscérale pouvant mener jusqu’à la folie peuvent se satisfaire de cette œuvre, qui, malgré son indéniable simplicité, maitrise entièrement son imaginaire lugubre, contestataire et déjanté.
Jardin Mécanique : L’asile de St-Iscariote est en vente dès maintenant en librairie.
Sylvain de Carufel, François De Grandpré et Jeik Dion, Jardin Mécanique – L’asile de St-Iscariote, Montréal, Lounak, 2018, 102 p.
[i] En 1985, la bédéiste américaine Alison Bechdel a proposé un test, maintenant célèbre, dans Dykes to Watch Out For (1983-2008). Pour passer le test Bechdel, une œuvre (à l’origine, il s’agissait d’un film, mais rien n’empêche de transposer ce test à d’autres médiums) doit respecter les trois conditions suivantes: deux personnages féminins nommés (1) se parlent (2) d’autre chose que de gars (3). Ce test montre le rôle souvent spectateur des personnages féminins ou encore seulement lié aux personnages masculins.
[ii] Le steampunk mélange l’esthétique d’une époque passée, révolue, empreinte de nostalgie (par exemple, l’esthétique western ou victorien), avec des technologies actuelles ou directement inspirées par la science-fiction. La saga vidéoludique BioShock (2007-13) de Ken Levine et la saga en bandes dessinées The League of Extraordinary Gentlemen (1999-2018) d’Alan Moore et de Kevin O’Neill en constituent deux excellents exemples.
[iii] Les splash pages sont des planches qui ont seulement une case/illustration qui s’étend sur toute la page. Étant donné leur rareté, ces planches produisent généralement un effet de présence.
Article par André-Philippe Lapointe.