Au matin du 17 septembre 2019, en me rendant à l’université, je lisais Les luttes fécondes de Catherine Dorion, une ode à la libération des désirs en amour comme en politique. Ce soir-là, j’ai amené mon copain voir J’t’aime encore, en salle jusqu’au 11 octobre au théâtre La Licorne: un monologue sur l’enracinement amoureux créé par la compagnie Écoumène, qui se donne pour mission de mettre de l’avant une prise de parole féminine.
Dès mon arrivée à la Licorne, je suis sur le qui-vive: surprise et intriguée. Une affiche à l’entrée nous invite à inscrire un petit mot doux ou sexy sur un papier et à le mettre dans un bol, histoire de participer nous aussi au spectacle. Puis, on entre dans la salle. Sur scène , il y a un lutrin, une chaise, un verre d’eau, un sac à main. Je suis confuse: est-ce que je suis dans une lecture publique? Je relis le programme, je m’étonne avec mon amoureux. Une femme monte sur scène, habillée tout simplement d’un jean, d’un veston noir sur un t-shirt blanc et de bottes. C’est l’actrice, Marie-Joanne Boucher. Elle nous parle de la pièce, nous demande d’éteindre nos cellulaires. Elle commence à lire dans un français parfaitement normatif un texte sur la permaculture, ses principes éthiques et sa place dans l’histoire de l’humanité. Le public rit de ce rire ambigu, semi-amusé, semi-confus.
Mais rapidement, une mise en abyme habilement ficelée se dénoue sous nos yeux. Marie-Joanne Boucher ne cesse de diverger de ce texte quasi scientifique, pour le commenter en s’adressant directement au public. Et à travers ces commentaires, doucement, tranquillement, elle en vient à se confier à nous. Notre surprise, notre confusion, sont remplacées par une grande écoute, un engagement total dans l’histoire qui nous est racontée. Le texte de Roxanne Bouchard est écrit avec finesse, traçant sans cesse des liens, faisant réagir le public: réactions qu’accueille d’ailleurs avec aisance Marie-Joanne Boucher, qui interprète le monologue avec un naturel désarçonnant. Elle nous semble si authentique qu’on continuera de se demander, longtemps après avoir quitté le théâtre, quelle dans ce qu’elle nous a raconté.
Elle nous parle de sa vie routinière, de ses enfants et de son chum qu’elle aime, de leur permajardin, mais aussi de son besoin de retrouver ses rêves de jeunesse, quand elle voulait devenir une grande actrice qui défile sur les tapis rouges et qui tourne des films de l’autre côté de l’océan avec de grands réalisateurs. Elle nous parle de son besoin de s’évader du quotidien, un peu pour retrouver cette personne rêveuse et aventurière qu’elle a déjà été, avant d’être en couple, d’avoir une famille bien établie. Et j’écoute avec une concentration toute spéciale: Marie-Joanne Boucher passe d’un niveau de jeu à l’autre avec fluidité, naviguant entre les moments de lectures, d’adresses directes au public ou de flashback durant lesquels elle nous rejoue des scènes de sa vie, prêtant sa voix et son corps à ses amies ou à son conjoint. Durant une heure et vingt minutes, rien d’autre ne m’occupera l’esprit que ce qui se déroule sur scène: pas même cet article que je devrai écrire le lendemain matin.
Quand les lumières se sont éteintes, j’ai applaudi avec ferveur. Pendant quelques minutes, mon copain et moi n’avons rien dit, jusqu’à ce qu’il lâche un «Hey, c’était vraiment bon hein!» bien senti.
Je pense qu’il avait raison. Au-delà de mon appréciation personnelle, la compagnie Écoumène a bien rempli son mandat, elle qui se donne comme objectif de mettre de l’avant une prise de parole féminine : au centre de ce projet se trouvent deux femmes qui soulèvent des enjeux les concernant directement. Non seulement l’institution du couple hétérosexuel a été largement analysée par les théoriciennes féministes, mais Marie-Joanne Boucher témoigne aussi du sexisme de son milieu, qui favorise toujours les actrices jeunes et belles qui n’ont pas à composer avec l’horaire chargé de la maternité, qui rend difficile pour elle la poursuite de sa carrière.
Mon amoureux et moi, on est sorti.e.s à l’extérieur du théâtre, et je ne pouvais m’empêcher de penser aux Luttes fécondes que je lisais le matin même. Catherine Dorion dénonce dans son livre la façon dont les institutions (autant celles du couple que de nos systèmes politiques) enferment nos désirs et nous coupent de nous-mêmes, et Roxanne Bouchard, l’autrice derrière J’t’aime encore, nous parle des beautés du couple traditionnel : l’enracinement amoureux, le confort, la sécurité. Mais la femme de ce monologue reste traversée de doutes, envahie par des pulsions et des désirs qu’elle refoule : elle veut aller à la rencontre du monde, à l’aventure, elle veut se sentir sexy dans les yeux d’un.e autre, découvrir différents corps, d’autres intimités, d’autres aspects d’elle-même. Pourquoi faut -il que l’enracinement soit synonyme de restrictions?
Je suis allée dans un bar avec mon copain. On a pris deux bières, on a dansé, on a jasé de philosophie et on s’est demandé.e, de manière totalement clichée, quels étaient nos rêves, nous qui sommes dans la vingtaine et encore loin de cette vie bien rangée, avec un permajardin et des enfants. J’ai eu envie qu’on trouve des moyens de s’enraciner, de construire ensemble et, en même temps, de vivre pleinement notre liberté, d’être guidé.e.s par la curiosité, l’espoir et l’envie d’aventure.
Je crois qu’une œuvre artistique (un livre, un spectacle, une chanson, une sculpture) a sans aucun doute fait son travail quand je me sens remuée de l’intérieur encore plusieurs heures après l’avoir vue, quand je continue d’y réfléchir à tête reposée plusieurs jours plus tard. Et J’t’aime encore a réussi à le faire. Sans artifices, sans grand concept scénographique ou effets spéciaux. La sensibilité touchante du jeu de Marie-Joanne Boucher, l’écriture fluide de Roxanne Bouchard et la mise en scène toute en simplicité de François Bernier ont suffi.
Pour vous remuer un peu, vous aussi, vous pouvez voir J’t’aime encore de la compagnie Écoumène au théâtre La Licorne du 17 septembre au 11 octobre 2019. Les luttes fécondes de Catherine Dorion, publié par Atelier 10, est aussi disponible dans une bibliothèque ou une librairie près de chez vous!