Le cirque est une forme d’art qui suscite des impressions qu’aucune autre discipline n’arrive à faire naître chez moi. Rien à voir avec la littérature, l’éphémère et la notion de performance y importent trop. Rien à voir non plus avec la danse, cet art s’exprimant dans un langage que j’ai souvent du mal à décoder même si je sais en déceler la beauté. Rien à voir encore avec le théâtre, lieu du sens, du vécu et de l’émotion. Je pourrais poursuivre longtemps cet exercice, mais je vais m’arrêter ici afin de plutôt vous entretenir de ce qui rend le cirque si différent. Le cirque, d’abord, c’est la révélation constante de la possibilité de ce que l’on jugeait jusqu’alors impossible. En ce sens, la prouesse, essence de cet art, en allant toujours plus loin, peut se comprendre en tant que métaphore du progrès. Progrès à faible teneur, me direz-vous? Peut-être, mais l’émerveillement devant le progrès, aussi infime soit-il, est toujours infiniment réjouissant. Cette notion de progrès, on la retrouve également en sport, des athlètes repoussant chaque jour les limites fixées par leurs prédécesseurs. Je ne dirais pas pour autant que le cirque est un sport. Plutôt qu’il est le plus sportif des arts. Car bien des choses le distinguent encore du sport. D’abord son aspect spectaculaire, ensuite les mises en scène (ou en piste) qui lui sont nécessaires, son aspect incroyablement multidisciplinaire et sa part importante de création (donc d’expression). Pour faire une métaphore boiteuse, en cirque, il ne suffit pas de courir le plus vite ou de sauter le plus haut; il s’agit de courir ou de sauter comme personne ne l’a jamais fait auparavant. À mon sens, cette dernière notion est peut-être la plus importante de toutes celles que je viens d’énoncer, car elle plonge le cirque dans une obligation de renouvellement perpétuel qui l’empêche de s’enliser dans ses codes, en dépit de sa tradition pour le moins vénérable.
Pourquoi vous livrer toutes ces réflexions alors que j’ai ici le mandat de vous faire la critique de La matrice de Morphée, l’un des deux spectacles des finissants de l’École nationale de cirque? Parce que j’ai l’impression persistante que malgré la réputation internationale de Montréal à l’étranger, nous n’avons pas encore connaissance de l’importance à venir de cet art. Parce que le spectateur circassien, en dépit de tout le plaisir qu’il éprouve à fréquenter la Tohu, ne comprend à peu près rien à cet art et à toutes les dimensions qui le composent. Moi-même je n’y connais à peu près rien, sinon les quelques spectacles que j’ai eu la chance de voir et la lecture des articles impressionnistes que les collègues critiques semblent livrer sans la moindre expertise. La vérité, c’est qu’en dehors de ce milieu clôt, personne n’arrive à écrire sur cet art ne serait-ce qu’une ligne pertinente (ou n’ayant pas été soufflée par un relationniste de presse). Pas non plus d’anciens praticiens ayant fait le saut en critique après leur carrière pour nous éclairer ou nous éduquer.
Que l’on me comprenne bien, je ne dis pas que cet état des choses est négatif ou désolant. Seulement, il faut bien reconnaître, une bonne fois pour toutes, que tout est à faire. Les histoires encore tues abondent, accumulées à la sortie de l’entonnoir, attendant simplement qu’on les libère enfin. Les artistes doivent avoir une envie folle de nous faire connaître leur discipline et la façon dont ils y sont arrivés. Dieu merci, le cirque n’a jamais autant rayonné à Montréal. La Tohu a dix ans et fait déjà figure d’institution. Montréal complètement cirque en sera cette année à sa cinquième édition et programme de plus en plus de spectacles gratuits, étrangers et à faible coût. Il ne reste plus qu’à trouver ou à former des gens compétents pour en parler et le public pourra alors pleinement se consacrer à cet art étonnant et en pleine expansion.
Maintenant que cela est dit, nous pouvons passer à ce fabuleux spectacle qu’est La matrice de Morphée. Mis en piste par le chorégraphe Michael Watts, celui-ci nous ouvre la porte des univers oniriques les plus farfelus en faisant défiler une myriade de personnages excentriques ou marginaux. En plus d’en mettre plein la vue, cette création de niveau professionnel livre un consistant plaidoyer pour l’art, l’originalité et l’anticonformisme. Des codes de la culture populaire y reviennent fréquemment pour être tantôt remis en cause, tantôt célébrés, le tout dans un joyeux mélange. En plus des 15 finissants qui y livrent leur numéro, étudiants de première et de deuxième année sont conviés à la grande fête de façon à donner plus d’ampleur à la narration. Dès l’entrée des spectateurs, certains personnages investissent les gradins pour animer la grande salle. La piste circulaire devient rapidement le centre de l’attention même si l’espace entier de la Tohu est mis à profit.
Des numéros de roue Cyr ouvrent (Eric Brown) et ferment (Lea Toran Jenner) la marche en nous ouvrant les yeux sur ce qu’il est encore possible d’inventer avec ce grand cerceau de fer dans lequel l’artiste tournoie grâce au poids de son corps. La place est ensuite faite aux trapézistes, au nombre de trois. D’abord l’époustouflant Cooper Stanton en solo, puis, le duo sensuel et périlleux d’Adam et Ève (Guillaume Mesmin et Anouk Blais). Également au programme du côté de la haute voltige: corde lisse (Noëmi Fallu-Robitaille) et sangles aériennes (Johan Prytz). Sascha Bachmann éblouit ensuite son public avec un numéro d’équilibre, perché sur des barres réglables à différents niveaux. Tout simplement herculéen. Probablement le mieux construit du spectacle, le numéro du monocycliste Émile Mathieu-Bégin nous entraîne dans un asile où les patients sont mieux soignés par les fous que par les médecins. Mathieu-Bégin semble en contrôle parfait et offre une performance d’une maîtrise inégalée parmi ses pairs: le fameux sans-faute. Marta Henderson et Dominic Cruz s’inspirent de l’univers des concours télévisés de talent pour nous livrer ce duo de cerceaux chinois à couper le souffle et où seul l’un des deux sortira vainqueur. L’énergie globale investit entièrement Daniel Sullivan lorsqu’il vole la vedette avec son numéro galvanisant de cerceau aérien sur un vieux succès des années 80. Finalement, le trio de planche coréenne (Zackary Arnaud, Pablo Valarcher et Boris Fodella) achève de nous épater avec une profusion de vrilles, de saltos et de Dieu sait quoi, le tout bien trop haut pour les froussards que nous sommes.
Vous voilà maintenant prêts à passer la semaine à vous imaginer ce que serait la vie si vous étiez aussi talentueux et plein de vitalité que ces jeunes gens. En attendant, c’est la tête à l’envers, en essayant pour la énième fois de me tenir sur les mains (sans succès), que je vous recommande sans modération d’aller voir La matrice de Morphée ainsi que L’abri (spectacle de l’autre portion des finissants).
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La matrice des Morphée de Michael Watts, présenté du 27 mai au 8 juin à la Tohu. M.E.S. Michael Watts.