Le séduisant festival Grand Cru inaugurait cette année la saison du théâtre La Chapelle. Lors de cette soirée au programme double décadent, les deux solos québécois annonçaient aborder les thèmes de la nudité, des conventions sexuelles, du striptease et de la subversion des corps. Sans atteindre les attentes qu’ils avaient engendrées, les deux performeurs ont chacun montré des propositions à peaufiner.
C’est Andréane Leclerc, contorsionniste de formation, qui a ouvert le bal. La disposition scénique triangulaire était organique, simple et agréable. Accompagnée de notes brutes parfois dissonantes provenant d’un piano droit décarcassé, l’interprète principale entre en scène peu vêtue. Elle enfile calmement de longs bas collants, de longs gants et ajuste son léotard qui lui découvrait alors les seins. Sous un éclairage rouge tamisé, la danseuse s’installe au-dessus d’une surface au sol en miroir; langoureusement puis de plus en plus brutalement, elle tente d’arracher les accessoires qui la couvrent légèrement en se caressant et en contorsionnant son corps sous tension.
Une fois entièrement nue, elle exhibe sous toutes les coutures et tous les angles ce corps presque parfait, sans aucun poil, qui fait peut-être référence à une nudité préadolescente, rappelant que «l’art de la contorsion est très souvent dédié à de jeunes filles». Dans un travail au sol, elle propose parfois de belles images de son corps distordu, malléable, presque transformé en une créature dominée, qui semble s’adresser à la deuxième interprète, Marie-Ève Bélanger, observatrice, comme à une cliente de bar de danseuse. Celles-ci se rejoignent dans une proximité quelquefois dérangeante vu la nudité totale de l’une et la position dominante de l’autre.
Peu à peu, Andréane Leclerc entame une lente ascension de la scène pour revêtir certains morceaux de vêtements, ou des talons hauts, que laisse tomber Marie-Ève Bélanger. Elle conclut sa pièce dressée au centre de la scène, comme ayant repris une forme de contrôle sur elle-même et ce qui l’entoure.
L’espace est bien occupé, l’interprétation est sensible et la volonté de créer un nouveau registre de gestualité entre le travail de la contorsion et celui de la danse contemporaine est prometteur. Seulement, l’utilisation des codes de la sexualité et de la féminité ne semble guère critiquée ou subvertie. J’aurais aimé qu’on montre quelque chose d’autre qu’un corps hypersexualisé en talons hauts, sans poil, contorsionné. La chorégraphe travaille à montrer une fragilité féminine, à questionner «par le corps nu, le rapport entre la nudité corporelle et celle de l’âme», mais la nudité doit-elle toujours rimer avec une tension sexuelle, la domination et la séduction? Est-il possible de développer d’autres propositions? Si non, cela s’est vu maintes fois auparavant et ne soulève rien d’original dans le procédé ou dans la réflexion.
Le solo suivant poursuivait, dans une toute autre ambiance, les recherches précédentes. Toutefois, le seul fait de présenter un corps masculin travesti révèle une volonté de subjectivation de l’identité qui peut aisément être interprétée comme l’affirmation de «nouvelles façon d’être» et initier une réelle réflexion sur la déconstruction des normes sociales. Seulement, une belle idée et une habileté technique solide doivent être accompagnées d’une scénographie et d’un espace fonctionnels pour pouvoir être appréciées des spectateurs.
Gérard Reyes, interprète connu du public de la danse montréalais, présente cette fois son propre travail chorégraphique. Dans le programme, le danseur expérimenté explique avoir poursuivi une recherche du plaisir grâce au travestissement luxuriant, à la redécouverte des premiers succès de Janet Jackson et à l’apprentissage du voguing new yorkais. Reyes assemble ces trois éléments sur scène, en plus d’éprouver un plaisir apparent à performer et à développer un contact de proximité avec le public. Il encourage par ailleurs les spectateurs à prendre des photos, à filmer et à circuler sur la scène. Deux grands miroirs sur roue habitent l’espace. Le danseur les emploie abondamment pour diriger l’attention, mais aussi pour entreprendre un jeu avec lui-même.
Ses costumes magnifiques, de dentelles ou de paillettes, laissent à l’occasion place à une nudité idéale exposée à travers des pauses de statuaire grec qui proposent ici un beau décalage, mais aussi, paradoxalement, une grande similitude avec le travail du corps fluide du travesti. Voguant ainsi entre certains clichés d’une gestuelle considérée comme hyper-féminine contemporaine, une nudité naturelle et une pratique habile du voguing, Reyes conjugue plusieurs époques (Antiquité grecque et romaine, années soixante, quatre-vingt, époque actuelle) à travers lesquelles plusieurs types de corps sont idéalisés.
Malheureusement, des éclairages défaillants empêchent souvent de bien faire voir le danseur ou ne rendent pas suffisamment les effets visuels désirés. Le travail d’intégration du public aurait pu être intéressant, mais la trop grande liberté laissée à celui-ci, de même que les larges déplacements du danseur et l’impossibilité pour les spectateurs de rester assis dans les gradins finissent toutefois par lasser et brouillent la présentation.
Correspondant à l’esprit du lieu qui accueillait le festival, la soirée s’est clôturée tandis que le public était invité à danser et à socialiser autour d’un verre à même la scène, avec alentour les flash des photographes, la présence des artistes et même un peu de Janet Jackson.
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Les pièces Mange moi d’Andréane Leclerc et The Principle of Pleasure de Gerard Reyes étaient présentées à l’occasion du festival Grand Cru au Théâtre La Chapelle du 15 au 17 septembre 2015.