Ta voix là, un ouvrage étonnant, est le chant tourmenté d’une voix en quête d’un corps en paix; c’est la tentative de réconciliation avec un être cher – le narrataire des poèmes –, perdu dans la brume du temps, mais aussi avec un destin dramatique. Plus encore, il s’agit d’une tentative de mise au monde d’une mémoire révolutionnaire, affranchie du poids du passé et des ancêtres. L’identité, libérée de ses lourds héritages, se construit donc autour de soi-même et des autres corps, au creux de la voix, du souffle et du cœur, et dans ces lieux sombres, dans les profondeurs de la nuit où nous plonge le recueil.

Pourtant, il apparaît indéniable que ces lieux s’engouffrent dans une abstraction souvent vide de sens : « c’est quoi le chemin jusqu’à toi / un bout de ruban qui tangue » (p. 60), « tout autour devient ailleurs » (p. 87), « elle habite le lieu » (p. 94). Ces multiples ailleurs, ces lieux, semblent mener comme une fausse piste aux abîmes de la pensée, comme si l’intellectualisation de la poésie envahissait les poèmes eux-mêmes.
Une construction poétique doublement spatiale s’érige ainsi dans ce recueil : d’abord, sur la base des espaces corporels, imaginaires et mémoriels ; ensuite, et surtout par l’action d’une conception formelle de la poésie, axée sur la place des mots à la surface de la page blanche. L’exemple le plus patent réside, sans le moindre doute possible, apposé sur la première de couverture dans le titre même du recueil : l’adverbe là y est inscrit en creux, tel que frappé au poinçon à travers le papier. Il ne s’agit pas d’un ensemble de lettres, tracées à l’encre, mais d’un trou, un vide à toucher avec le doigt, espace à remplir de nos propres sécrétions corporelles. Corollairement, la spatialité textuelle de la poésie, concept-clé pour la compréhension du corpus brouilletien, plutôt que d’accroître l’effet de lecture de ses poèmes, les rabaisse plutôt à des formules naïves, qui ne sont pas sans rappeler des jeux enfantins avec des objets contondants.
les mots font chemin
vers toi vers moi vers toi
vers où vers là vers là
les mouvements s’assourdissent
le corps au milieu du vide
et de toi
un rêve tire un corps tire
un souffle tire une trace
tire un jour la nuit (p.99)
Or, pour confirmer cette hypothèse, il semble évident qu’une demande officielle devrait être formulée à Gautier lui-même. Puisqu’on a si souvent indûment paraphrasé sa définition du beau afin de justifier les créations artistiques les plus mortellement ennuyantes, son opinion devrait enfin être invoquée en toute justice de cause. Quand vous aurez retrouvé votre machine à voyager dans le temps, prenez votre service de presse temporel, emballez-le hermétiquement et calculez le trajet jusqu’au Paris de 1833.
Gautier, par un matin glacial de janvier, se lèvera pour trouver sur son perron une étrange machine ronde. Lorsqu’il la caressera avec ahurissement, une porte s’ouvrira d’elle-même avec un chuintement. Gautier reculera, surpris, avant d’entrer – non sans avoir prononcé une courte prière – dans la sphère lumineuse. Au centre de la pièce arrondie, il trouvera le recueil toujours intact. Imaginant déjà un contact avec une civilisation supérieure, il retournera dans sa demeure afin de déchiffrer sa découverte mystérieuse, devant l’âtre vide du foyer. Une heure plus tard, il allumera un feu. Avec un mélange de dégoût profond, d’amère déception et de satisfaction perverse, il contemplera les flammes lécher les vers futiles de ces pages infâmes. « La poésie de cette civilisation, se dira-t-il, est tellement supérieure à la nôtre que je n’y comprends rien. C’est comme si… elle était froide, désincarnée. En un mot, vide. »
Marc-André Brouillette, « Ta voix là », Montréal, Éditions du Noroît, 2015, 118 pages.
Article par Catherine Garneau.