
Le cinéma est un peu, après tout, cet art de libération des corps que le Québec a voulu se donner. Avec le cinéma de Denis Héroux, décédé récemment, qui avait voulu libérer le corps féminin, et lui donner dans le marché une forme d’émancipation (Valérie, l’Initiation). Ensuite avec celui de Dolan, qui dans Laurence Anyways, joue des costumes, du transgenre, des limites et de la transgression. De la camisole de force et du suicide, aussi, dans la finale de Mommy.
Sans oublier Pour la suite du monde, de Perrault, qui nous emmène de l’Île-aux-Coudres aux premiers confins de l’Île de Manhattan, pour y trimballer une dépouille face à l’américanité triomphante.
L’américanité trouble sans cesse ce pays. Pays qui se veut, se voudrait émancipé, libre et indépendant. Indépendant, dans sa langue, dans ses usages, et dans ses corps. Il y a, certainement, dans ce cinéma québécois, plus que ce que mon oncle Guzzo y voyait, soit un cinéma de «pervers et de pédophiles».
Et puis il y a le cinéma de Claude Jutra.
Comment ne pas penser, face à la polémique, que le cinéma de Jutra est, de part en part, un cinéma d’agression, ou du moins un cinéma qui tente de penser la domination ? Qu’il tire enfin de cette ambiguïté sa force, sa maladie et sa tragique actualité ?
Cinéma orphelin
Tout, dans Mon oncle Antoine, nous dit que le film est placé à hauteur d’enfant. Et cette enfance est précisément une enfance volée. Le titre anglais de Mon oncle Antoine est d’ailleurs «Silent Night» : la nuit silencieuse. Silent night, la nuit froide, est le syntagme anglo-saxon pour désigner la Grande noirceur. Le cinéma de Jutra témoigne par et à travers cette noirceur. Il s’en drape.
L’intrigue se situe dans un magasin général où les enfants sont emmenés pour apprendre le métier. Les jeunes filles y sont traînées par leur beau-père incestueux pour y être vendues. Le beau-père indigne s’aventure au magasin général pour collecter les gages. Dans le grenier du magasin général, la jeune employée Carmen (Lyne Champagne) rejoue tragiquement, avec son jeune ami Benoît (Jacques Gagnon), une cérémonie de mariage. Le jeu enfantin avec un voile de mariée se termine dans les pleurs. Noces de sang et de douleur.
On a dit du cinéma de Jutra qu’il est un cinéma qui attaque l’Église catholique. Qu’il désacralise, en quelque sorte, l’espace.
Le cinéma de Jutra est aussi, cependant, un cinéma d’agression, plus que de transgression. L’ampleur de la polémique est aujourd’hui que nous n’avions pas vu ce qui, pourtant, crève les yeux.

Mon oncle Jutra
Dans Mon oncle Antoine, Jutra joue lui-même le rôle de l’employé. Un étranger, Fernand, exilé au Québec, perdu dans la neige. Qui gagne à force de séduction les faveurs de la dame de maison, Cécile (Olivette Thibeault). Qui, par ses charmes, s’immisce dans la maison, et jusque dans les draps de la maîtresse. Par calcul, certes. Pour reprendre la boutique. L’oncle Antoine (Jean Duceppe) est plutôt, quant à lui, cette figure de père obscène, grotesque et déshonoré. Alcoolique obèse, anecdotique et mou, il est la figure même de l’amnésie coupable.
Mon oncle Jutra parle une langue différente. Son accent est différent. Si la question de la langue est soulevée dans le film, cependant, c’est surtout pour qualifier la langue de l’ouvrier, celui qui ne parle pas la langue du marché : l’anglais. Qui, devant la dépossession tranquille, ne sait pas quoi faire, ne sait pas répondre. La langue du colonisé est le silence.
Et effectivement, le cinéma québécois s’est longtemps voulu un cinéma de victimes et de colonisés. L’ambiguïté du cinéma de Jutra est peut-être qu’il annonce d’autres formes de rapports de forces à venir. En ceci, il s’écarte radicalement de la doxa nationaliste, qui ferait du Québec une terre de résistance, une arrière-garde oubliée de la France. Un finistère du catholicisme. Un bastion de valeurs à protéger.

La force du cinéma de Jutra est qu’il suggère, en creux, que les rapports marchands entre corps annoncent d’autres formes de rapports sociaux, troubles et obscènes.
En cela, il s’éloigne radicalement de la doxa des Pierre Falardeau (un pays de colonisés, au passé patriote et mythique), des Denys Arcand (une société de loisirs, malade et euthanasiée), des Xavier Dolan (une société adolescente, faite d’apprentissage et de colère).
Le cinéma de Jutra demeure un cinéma coupable, qui annonce des dominations à venir : marchandes, sexuelles, territoriales. Et ces dominations nous renvoient à nos propres complicités, alors que nous aurions voulu que la société québécoise soit celle des nègres blancs, des esclaves américains. Qu’elle demeure, en un mot, une société de victimes.
En ceci comme ailleurs, le cinéma de Jutra demeure un cinéma d’agression. De Mon oncle Antoine à son suicide du haut du pont Jacques Cartier, Jutra reste et restera ce cinéaste qui permet de penser l’enfance volée, d’abord. Puis l’absence de sépulture, jusque dans l’oubli. À la façon de ce traineau dont les traces s’effacent dans la tempête de neige, et qui accompagne le dénouement de Mon oncle Antoine. Le processus d’oubli et de révisionnisme historique est d’ailleurs déjà en cours.
Le cinéma québécois est aussi, pourtant, un cinéma de spectres, d’oubli et de hantises. Un cinéma tissé de culpabilités. Pour un cinéma national qui aurait voulu atteindre à la vitesse de libération des corps, l’œuvre de Jutra constitue enfin un formidable renvoi à notre condition de modernes. À nos hypocrisies, à nos complicités et à nos amnésies.

— Dans la foulée de la dénonciation des agressions commises par Claude Jutra, la Cinémathèque québécoise a décidé de débaptiser la salle de projection qui porte son nom. Le gala des Jutra est aussi en train de réagir, pour effacer toute mention du cinéaste.
Article par Jean-François Marquis – Homme mystérieux, il court les lancements et croque la ville américaine, qu’il aime passionnément.