Comment traduire une expérience humaine échelonnée sur plusieurs années en un matériau chorégraphique ? C’est le projet mené par Ariane Boulet et toute une équipe portant la pièce Les jeux du crépuscule. Co-directrice de la compagnie Le Radeau (anciennement Je suis Julio), Ariane Boulet déploie une pratique artistique qui enchâsse humanisme, sensibilité et écoute, au moyen, entre autres, de visites dansées en CHSLD. Si l’on n’assiste pas formellement à la reconstitution du projet Mouvement de passage, on s’y blottit certainement le temps d’une pièce qui interroge la relation au vieillissement, à la vulnérabilité, aux liens familiaux et à l’irréductible humanité. Véritables archives vivantes et témoins poreux, les interprètes-créateur·rice·s – Audrey Bergeron, Lucy May, Isabelle Poirier, David Rancourt, Georges-Nicolas Tremblay, Julie Tymchuk – incarnent tour à tour les intuitions, les drôleries et les creux sous la direction musicale et l’interprétation enveloppante de Marie Vallée. Livrant tantôt l’inclémence de la maladie, tantôt la quiétude du soin, l’équipe nous transporte dans l’univers intime et honnête de la création.
De la mémoire
De bribes, de formes, de récits et de toucher, la pièce en appelle à la mémoire, à celle qui compose les souvenirs, à celle qui sculpte les corps. Si l’on ressent le dessein d’une courbe dramaturgique et la plume d’une écriture chorégraphique, Les jeux du crépuscule nous transporte à tout le moins dans un univers qui flirte avec le théâtre documentaire. Par l’anecdote et la réincarnation, ainsi que par le geste et le contact, les interprètes-créateur·rice·s nous donnent à voir des moments phares de leur processus et des rencontres déterminantes. Personnifié un instant par les artistes, le spectre de personnages charmants, attachants, déchirants nous apparaît pour nous laisser en deuil quelques minutes plus tard : loin de la caricature, de la demi-mesure ou de la réification, ces humain·e·s se dévoilent dans le corps et la voix d’autres humain·e·s dans l’hommage le plus authentique qui soit. Il y a ce passage bouleversant où la corporéité d’une certaine Mme de Coubertin nous apparaît dans la posture de Lucy May, alors que cette dernière soutient un dialogue imaginaire avec la dame en simultané. Sans oublier ce moment d’une grande finesse où Marie Vallée nous offre une dentelle de mots, de courtes phrases, d’expressions spontanées – qu’on imagine être des résidus de l’expérience – qu’elle transforme en bégaiement, en rythme, et en une musique qui ne nous quitte plus.
Des points de vue
Si chaque souvenir nous berce, nous heurte et nous transperce, les artistes redoublent de générosité en révélant des dilemmes, des craintes, des heurts et des deuils. Superposant le motif du projet à leur propre famille, à leurs parents, à leur tante, les danseur·euse·s racontent la perte d’autonomie, la maladie, la mort qui guette… Désarmante de fragilité et puissante de transparence, Isabelle Poirier étale sa relation au vieillissement dans un exposé poignant où s’arriment les mots fuyants et les formes désarticulées. Plus tard, David Rancourt se confie sur le vieillissement de ses parents, nous renvoyant les questionnements souvent reportés et/ou ensilencés du soin, de l’aidant·e naturel·le, de l’obligeance. Porté par l’intimité du propos, George-Nicolas s’impose en douceur dans le témoignage de son confrère, invitant ce dernier à une subtile valse des mains : un moment touchant, mis en abîme plus tard dans une vidéo de Robin Pineda-Gould dont les qualités esthétiques égalent la tendresse saisissante. Mention spéciale à la scénographie enveloppante d’Audrée Lewka qui encapsule la proximité, soutenue avec brio par les technologies sonores qui saisissent les cris comme les murmures.
Ariane Boulet nous a prévenus en début de pièce : « nous sommes des points de vue »[1]. Il y a là une humilité que l’œuvre transmet. Si l’on s’essouffle parfois du chevauchement des nombreux tableaux, on y accueille le dépouillement, la transparence et la bienveillance. Cela dit, il ne faut pas croire que Les Jeux du Crépuscule taise la douleur, le malaise, la souffrance ou même, l’absurde. Nous prêtant un coin de leurs lunettes, les artistes du projet tracent un portrait poétique, polyphonique et sincère.
La pièce Les jeux du crépuscule, accompagnée de l’installation visuelle La maison que j’habite, moi et de plusieurs ateliers, sera diffusée à l’espace Orange de Tangente (Édifice Wilder) du 28 avril au 1er mai. Billets en vente ici.
Autrice : Penélope Desjardins
Crédits:
Coproduction Danse-Cîté, Le Radeau (anciennement Je suis Julio)
Codiffusion de Danse-Cité et Tangente
Texte poétique Clémence Dumas-Côté Poète et medecin psychiatre Ouanessa Younsi
Direction artistique et création Ariane Boulet
En collaboration avec les interprètes-créateur-rice-s Audrey Bergeron, Lucy May, Isabelle Poirier, David Rancourt, Georges-Nicolas Tremblay, Julie Tymchuk
Direction musicale, composition et interprétation Marie Vallée
Conception des paysages sonores Tom Demers
Regards extérieurs Nicolas Filion, Sarah-Ève Grant, Sophie Michaud
Conception éclairages et scénographie Audrée Lewka
Vidéaste Robin Pineda-Gould
Chercheure en technologies de la conscience et de la présence Stefanie Blain-Moraes
Artiste visuelle Marie-Hélène Bellavance
[1] Au tout début de la pièce, la chorégraphe et directrice artistique livre un texte qui situe le projet et ses intentions. Sans formalité mais avec affection et une pointe de nostalgie, elle explique l’histoire du projet, le désir de lui donner une visibilité et la peur de le dénaturer.