Manifestement : d’une manière manifeste, à l’évidence. / Manifestement visible, manifestement exposé, manifestement vulnérable. / Dont l’existence ou la nature est incontestable. / Dont la réalité, l’authenticité s’imposent indiscutablement. S’il semble ici important de commencer par les mots pour parler de la danse, c’est qu’ils forment un tout dans la pratique d’Enora Rivière, chorégraphe, danseuse, écrivaine et chercheuse. Depuis 2013, l’artiste pluridisciplinaire signe des projets qui allient littérature et chorégraphie dans un mélange franchement brillant.
Un corps en mirage
Enora Rivière danse manifestement. C’est en solo, sur une scène presque vide, que l’artiste dévoile une pièce dont elle signe la chorégraphie, à La Chapelle Scènes Contemporaines. Qu’est-ce qu’un geste, une parole manifeste? C’est quelque chose qui transcende les frontières, comme les mots émanent des cordes vocales, comme les émotions s’installent entre deux individus, comme les mouvements, s’ils viennent des tripes, peuvent parler. Danser manifestement ou encore créer, chez Enora Rivière, c’est se lover dans les silences, le seul bruit blanc des projecteurs pour s’accrocher, des notes de musique éparses. C’est être seul·e sur scène, et si le corps en vient aussi à se dévêtir, ce n’est pas grand-chose finalement. La vulnérabilité est ailleurs.
Le tout début du spectacle appelle une genèse, une sorte de venue au monde par et pour soi-même. Au départ : une main dépassant du rideau. C’est tout. Elle appréhende le public. Disparition, rétraction. Elle sort enfin, de dos, puis elle se tourne, mais elle garde les yeux fermés. Ses mains se déploient à la manière d’ailes d’oiseau devant son visage. Elle est seule sur scène, mais elle se cache. Ensuite, tout part en vrille. Elle se découvre, prend plaisir à cette présence sous les lumières et laisse derrière l’incertitude. Le corps s’emballe, elle se prend au jeu, s’amuse, perd le contrôle, se laisse surprendre.
La vulnérabilité au secours de l’engagement
Par la prise de parole, Enora Rivière brise la frontière entre l’artiste et son public. Elle l’interpelle et lui parle. Manifestement n’est pas un monologue, mais un dialogue entre le corps et les mots, les spectateurs et la scène. L’artiste aborde le spectacle de manière frontale, ce qui donne à voir la démarche dans tout son spectre. Rivière expose les dessous, les réflexions sous-jacentes à cette œuvre d’art, pour créer une pièce autoréflexive qui s’interroge elle-même. Si elle danse quelque part, c’est sur cette frontière entre dedans et dehors, entre espace de représentation et réalité, entre politique et intimité. Danser manifestement est peut-être plus un état de présence qu’une réelle performance. Le public sent l’artiste consciente de son dénuement, lucide et concentrée. C’est un temps de présence où tout est accueilli, la gêne comme le rire, où chaque micromouvement est ressenti dans la profondeur des os et pourrait, selon la chorégraphe et l’interprète, durer des heures. De notre posture de spectateur·trice·s, on y croit. Cette empathie somatique permet à Enora de laisser échapper rires, rots, souffles. Le spectateur entend et gobe tout. Dans la salle, il est à se demander si ce corps dépouillé est perverti par le regard de certains. Le mien? Détourner les yeux ou fixer le corps de l’artiste. Enora admet se jouer de cette dialectique présente chez son public et semble subvertir cette logique du système patriarcal : sois belle et tais-toi. Elle ne se taira pas, manifestement. Les danseuses aussi peuvent parler avec un langage décloisonné. À un certain moment, la musique accompagne ses gestes : tendre, repousser, chercher, pousser, lancer, se dépêtrer.
En effet, deux musiciens accompagnent la danseuse sur scène. Benoist Bouvot et Vincent Legault sont d’abord dans l’ombre, derrière le rideau, échappant des accords ici et là. La musique manifeste est épurée, réduite à sa plus simple expression pour les deux guitaristes : sans fioriture, sans artifice, mais organique, vivante, réfléchie, posée et essentielle. Alors que la musique n’occupe pas beaucoup l’espace sonore tout au long de la pièce, c’est elle qui clôt le spectacle après la sortie de scène d’Enora, suivie de ses deux complices.
Manifestement est une œuvre d’art hybride qui montre bien le talent d’Enora Rivière. Qu’est-ce que le langage? Est-ce que le corps parle davantage que les mots? Comment s’articulent et se répondent les arts du mouvement et de la parole? Qu’est-ce qui provoque le geste? Tout est matériau vivant dans sa pièce, allant de la musique au langage verbal. Manifestement triomphe de cette tension exprimée par ce « je » qui ne sait pas d’où il s’énonce, d’où il danse. Le tout est particulièrement bien réussi et important tant comme objet de réflexion qu’en tant d’art. Fulgurante, la pièce est présentée du 28 au 30 avril 2022.
Autrice : Mathilde Côté