Les images officielles des années 1960 à Montréal évoquent presque toutes l’Exposition universelle de 1967. Célébration considérée comme l’un des moments phares de la Révolution tranquille, cette vitrine ouverte sur le monde présente la mondialisation sous son jour le plus estival. Ce portrait souriant occulte cependant les images des populations immigrantes locales de Montréal, et leur rapport concret au colonialisme. Dans The Ninth Floor, la réalisatrice Mina Shum nous présente l’envers de l’Exposition Terre des Hommes. À l’écran, les protagonistes de l’« affaire Sir George Williams » déambulent dans les vestiges de l’Expo 67, recouverts d’une lourde couche de neige.
The Ninth Floor nous transporte quarante ans en arrière, au neuvième étage du pavillon Hall de l’Université Sir George Williams, alors que se déroulait l’un des épisodes les plus marquants du mouvement Black Power à Montréal. À partir d’images d’archives et d’entrevues avec celles et ceux qui ont été directement impliqué∙e∙s dans l’affaire, le documentaire retrace les étapes qui ont mené plusieurs dizaines d’étudiant∙e∙s à occuper le centre informatique de leur université.
En 1968, un groupe d’étudiants antillais dépose une plainte de discrimination raciale contre un professeur de biologie, qui évaluait à la baisse les étudiantes et étudiants noir∙e∙s. Le cours de biologie est l’un des préalables pour accéder à la Faculté de médecine. Après presque un an d’inaction de la part de l’administration universitaire, les tensions atteignent un point de non-retour. Après une audience infructueuse, un groupe se rend au centre informatique de l’université pour l’occuper. Malgré ce sit-in, l’université refuse de céder aux demandes des étudiantes et étudiants. Après deux semaines, l’escouade anti-émeute est envoyée pour démanteler l’occupation. Pris au piège, les occupants et occupantes barricadent les issues et lancent par la fenêtre les fiches informatiques du laboratoire. Un incendie éclate, alors que les étudiants et étudiantes sont encore barricadé∙e∙s. Au terme de l’occupation, près d’une centaine de personnes sont arrêtées, et plusieurs d’entre elles feront face à de lourdes accusations au criminel.
Si la conclusion de cette occupation demeure spectaculaire, le documentaire n’y accorde pas une place démesurée. Liant trajectoires personnelles et contexte historique, la réalisatrice retrace les événements qui ont conduit à cet épisode final, plus médiatisé. Plusieurs étudiantes et étudiants originaires des Antilles étaient en effet confronté∙e∙s, en arrivant à Montréal, à une hostilité et à un racisme décomplexé. Ce contre-récit des arrivants se heurte aux images et aux principes mis de l’avant par l’Exposition universelle de 1967, dont on montre les vestiges tout au long du documentaire. The Ninth Floor, à travers les entrevues avec des personnes racisées, rend ainsi un portrait très différent du Montréal d’alors. Les militants et militantes antillais sont aux prises avec un racisme institutionnel, celui de l’Université, certes ; mais aussi avec un racisme décomplexé, alors qu’une foule blanche fait monter la clameur « Burn niggers burn! » pendant l’incendie du neuvième étage. L’ouverture sur le monde d’Expo 67 n’aura été, au final, qu’une porte brièvement entrouverte, le temps d’un été.
The Ninth floor, à travers ses images d’archives, convie ainsi le public aux premières loges d’un événement méconnu du Québec contemporain. Plusieurs extraits vidéo d’archives documentent les moments forts des délibérations et les discours des militantes et militants ; quelques extraits témoignent quant à eux de l’occupation de l’édifice, jusqu’à l’éviction de ses occupants et occupantes, particulièrement brutale. Les témoignages des militants et militantes qui ont mené le siège du centre informatique permettent de présenter un point de vue critique sur les événements, notamment sur la présence d’agents provocateurs parmi eux, et sur l’attribution de la responsabilité de l’incendie, jusqu’à présent portée à la charge des occupants et occupantes.
On retient du documentaire que l’affaire Sir George Williams était moins l’aboutissement d’un conflit avec un professeur qu’un cri de révolte contre le racisme institutionnalisé, porté ici par les différentes instances de l’université. Le documentaire apporte également une réflexion sur le racisme contemporain, grâce aux témoignages de deux protagonistes plus jeunes, un étudiant antillais, ainsi que la fille d’un des occupants.
Pour certains protagonistes, le Québec renvoyait alors l’image d’une société très froide, à l’instar de son paysage hivernal. On aurait tort, enfin, de croire que ces événements appartiennent au passé. The Ninth Floor trouve en effet un écho dans les récents débats sur l’accueil des réfugié∙e∙s et dans les déportations constantes, menées sous les gouvernements récents, des demandeurs d’asile. On songe également aux débats entourant la légitimité de certains des moyens d’action utilisés par les mouvements sociaux, qui sont systématiquement présentés comme « violents » ou «radicaux» par les médias de masse.
Au final, The Ninth Floor nous met face à un devoir de mémoire ; celui d’admettre que notre histoire n’est pas exempte de racisme, et qu’il serait temps qu’elle aille au-delà du mythe des Nègres blancs d’Amérique, cette doxa décrite par Pierre Vallières en 1968, et qui renvoyait du Québec l’image d’un peuple colonisé. Sean Mills écrivait d’ailleurs dans Contester l’Empire que la place de ce type d’événements dans l’historiographie contemporaine est encore à faire :
« L’affaire Sir George Williams est généralement absente du récit des événements politiques survenus à Montréal dans les années 1960. On l’a considérée comme une aberration ou, au mieux, une question d’importance secondaire par rapport au conflit entre deux groupes linguistiques. Lorsqu’on la rappelle, on la décrit habituellement comme un événement qui n’a d’intérêt que pour les Canadiens noirs et comme un conflit qui a eu peu d’effets hors des milieux noirs de Montréal.»
[Sean Mills, Contester l’empire, p. 123]
The Ninth Floor est à l’affiche au cinéma du Parc jusqu’au 4 février, et sera disponible prochainement sur le site de l’ONF.
Pour en apprendre plus sur le mouvement Black Power à Montréal : Nègres noirs, Nègres blancs – David Austin
Article par Camille Robert – Étudiante à la maîtrise en histoire.