En 1982, lors de la fameuse nuit des Longs Couteaux, le Canada rapatriait la constitution sans l’accord du Québec. Nous ne l’avons toujours pas ratifiée et restons donc, à ce jour, une société sans constitution. Il s’agit d’une thématique évacuée des débats publics et considérée par certains comme une distraction des vrais enjeux. Christian Lapointe, lui, a pris le pari de faire son travail d’artiste et «de nous divertir, de nous distraire» en créant Constituons!, une pièce inaugurée au Festival TransAmérique 2019, puis présentée au Théâtre d’Aujourd’hui du 12 au 30 novembre 2019.
Le spectacle relate le long processus que Christian Lapointe a enclenché pour écrire une constitution du Québec. En collaboration avec l’Institut du Nouveau Monde (INM), il convoque une assemblée constituante ouverte, citoyenne et non partisane, c’est-à-dire 42 citoyen.ne.s tiré.e.s au hasard et respectant certains critères de représentativité de la société québécoise, à qui l’on donne de mandat de rédiger la constitution du Québec. Pour les aider dans leur tâche, on organise aussi un questionnaire en ligne et des forums citoyens dans plusieurs régions pour permettre à tous.te.s de donner leur opinion sur des questions comme les droits et devoirs individuels et collectifs, ou le fonctionnement du système électoral.
Christian Lapointe est un auteur, metteur en scène, acteur et pédagogue. Pas un politicien, un politologue ou un journaliste. On peut donc s’étonner qu’il se soit lancé dans une telle aventure politique. D’un autre côté, quand on s’attarde à sa démarche artistique, tout s’éclaire: sa recherche est orientée vers une «mise sous tension de la part de réel qu’exige au théâtre tout acte de représentation». Il se lance ainsi dans des aventures intenses et performatives: on peut penser entre autres à Tout Artaud!?, performance de près de 70 heures en continu pendant laquelle il lisait l’œuvre d’Antonin Artaud. Constituons! se présente comme la continuation de cette démarche, où le réel s’invite au théâtre, un espace habituellement réservé à la fiction.
Seul sur scène, mais accompagné d’un appareil scénographique inventif qui mêle vidéo en direct, projections et théâtre d’objets, Christian Lapointe commence, dans une première partie, par nous faire un bref historique du rapport de la société québécoise avec la constitution. Il nous explique comment fonctionne l’assemblée constituante et comment le processus d’écriture de la pièce s’est déroulé. Après l’entracte, on assiste à une deuxième partie plus éclatée, où le public est mobilisé pour répondre aux questions posées aux constituant.e.s et Christian Lapointe revient sur son processus de création et sur les réactions que son projet a provoquées sur les réseaux sociaux. La pièce se termine par une allocution d’Alexandre Bacon, diplômé en administration publique spécialisé dans les enjeux autochtones liés à la gouvernance et à l’autonomie gouvernementale. Originaire de la communauté innue de Mashteuiatsh, il vient apporter un éclairage particulier sur la question du rapport entre nos nations.
Excluant l’entracte, on assiste à un peu plus de deux heures de spectacle. Plusieurs moments font rire ou réfléchir. La pièce questionne ce qui constitue un espace de discussion citoyenne: l’assemblée constituante en est un, mais la représentation elle-même peut aussi le devenir, notamment lorsque le public intervient pour donner son opinion. On remarque que les réseaux sociaux sont aussi représentés comme un espace de discussion citoyenne, notamment lorsque Christian Lapointe nous lit les commentaires qu’il a reçus sur sa page Facebook. Il me confiait en entrevue qu’il voulait laisser un espace d’expression aux citoyen.ne.s dans sa pièce en créant un micro ouvert, jusqu’à ce qu’il se rende compte que le micro ouvert «existait déjà» à travers internet. Bien entendu, les gens confrontent le projet sur Facebook et se demandent même si c’est «fake parce que c’est du théâtre». En donnant une voix à de telles réactions, le spectacle se questionne lui-même, s’interroge sur son propre rôle. Cette question est aussi directement adressée lorsque Christian nous lit un courriel de la dramaturge, Marie-Claude Verdier, qui se demande si la pièce sert à informer, à faire réfléchir, à encourager l’action citoyenne, à prendre position… Christian fera aussi voter la salle, pour savoir si on devrait repenser les rapports de pouvoir entre le public et le metteur en scène ou la place de certains enjeux dans la représentation. Bref, en se remettant en question elle-même, la pièce nous pousse à nous interroger non seulement sur ce qu’on voit, mais aussi sur notre propre position.
Malgré tout, quelques longueurs se font sentir: on se demande un peu pourquoi on demande à trois reprises à des spectateur.trice.s de balbutier à brûle-pourpoint des réponses de moins de 90 secondes à des questions de fond telles que «quels droits individuels notre constitution devrait-elle garantir ?» ou encore pourquoi la lecture des commentaires reçus sur Facebook est une scène quasi interminable ponctuée de musique techno et d’éclairages stroboscopiques, histoire de bien brûler nos cerveaux juste avant une présentation magistrale de vingt minutes de la part d’Alexandre Bacon. Le spectacle est long et dense, un vrai tourbillon pour l’esprit. Comme Christian Lapointe me l’a si bien dit en entrevue: «J’ai essayé de témoigner du tourbillon dans lequel je me suis retrouvé pendant trois ans. Si on trouve qu’en deux heures et quart, mon dieu qu’y a du contenu, imagine en trois ans !»
On a également un peu l’impression que le spectacle a été fait parce qu’il le fallait. En blague, après avoir présenté le projet, Christian Lapointe lance à la salle qu’après tout ce processus de rédaction de la constitution, il fallait bien faire une pièce «pour ne pas être accusé de détournements de fonds publics». Il me le confirme en entrevue: «la pièce est le prétexte à une démarche politique», dit-il. Un prétexte pour convoquer la tenue d’une assemblée constituante ouverte, citoyenne et non partisane et pour voir ce qui en émerge. D’ailleurs, l’argent a été massivement investi dans ce processus: il s’agit de l’une des raisons pour lesquelles Christian Lapointe est seul sur scène. Le spectacle est un prétexte, mais aussi un moyen privilégié pour s’assurer que le processus se fasse et que les avis exprimés soient réellement ceux des citoyen.ne.s, puisque «les partis politiques [ne] vont pas faire ça, parce qu’une fois que c’est fait, il faut retourner voter parce que le système électoral change, donc c’est se destituer que de faire ça». Christian Lapointe pense aussi que le tirage au sort ne serait pas adopté et que de la corruption serait à prévoir, parce que les partis chercheraient à garantir leurs intérêts politiques.
Le spectacle a donc permis que la constitution existe et est, me dit Christian, une sorte de «mise en appétit pour lire la constitution». Le produit final, sous la forme d’un petit livret, nous est en effet remis à notre sortie de la salle et est aussi disponible sur le web. Des propositions ambitieuses en font partie: on abolit toute référence à la monarchie, on accorde la personnalité juridique au fleuve Saint-Laurent et à ses affluents, on garantit le droit à l’oubli aux citoyen.ne.s, etc.
Une des questions qui me semble toutefois centrale et qui n’est pas assez traitée en profondeur est celle de la place des peuples autochtones dans le processus. Malgré les efforts de Christian Lapointe et de l’INM, aucun.e des constituant.e.s n’était reconnu.e comme «indien» au sens de la loi, bien que deux personnes métisses aient participé au processus. Des organisations autochtones, comme l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL), ont été contactées, mais aucune n’a répondu à l’appel. Si la participation d’Alexandre Bacon à la fin de la pièce est fort pertinente, elle me semble rester en surface: il nous raconte l’histoire coloniale et nous rappelle que les autochtones ont des visions du monde radicalement différentes des nôtres. Bien qu’on se questionne sur le sens de leur absence et qu’une volonté claire d’établir des relations basées sur le respect entre nos nations ressort de la constitution (voir les articles 57 à 61), on ne va pas jusqu’à penser comment mettre en œuvre une réelle négociation de cette constitution entre les peuples québécois et autochtones. L’enjeu est traité de manière symbolique et aurait, à mon avis, mérité d’être exploré davantage. Le spectacle me semble limité de par son statut d’objet culturel, qui, malgré sa bonne volonté, déborde finalement peu de cette sphère, ce qui restreint sa portée politique.
Se pose ainsi la question de l’impact concret de cette expérience. Car si l’objectif n’était pas de produire un spectacle, mais une constitution, encore faut-il que cette constitution serve à quelque chose. Certes, le processus n’a pas été entaché par les intérêts des partis et les propositions qui en ressortent ont un réel potentiel, mais elles semblent peu susceptibles d’être prises au sérieux, que ce soit par les partis, ou même par les organisations citoyennes comme l’Alliance pour une Constituante Citoyenne du Québec. Aux dires de Christian Lapointe, ces instances ont «suivi ça beaucoup, mais je pense que pour eux, ça reste une générale ou un exercice». L’expérience permet donc de prouver qu’une assemblée constituante ouverte, citoyenne et non partisane est bien en mesure d’écrire la constitution du Québec et que l’État pourrait répéter l’exercice de manière officielle. Elle démontre aussi que certaines mesures, comme une réforme du mode de scrutin, reçoivent un appui non négligeable de la part de la population québécoise. Mais encore une fois, sa portée politique me paraît limitée de par son statut d’objet culturel.
Au final, j’ai passé une belle soirée. J’ai été divertie. J’ai été intriguée. Le rapport entre le processus d’écriture de la constitution et la forme du spectacle ainsi que celui entre la vérité des discussions et des enjeux et la part de fiction amenée par la théâtralité étaient habilement mis de l’avant. La distanciation brechtienne (la production d’un effet d’étrangeté qui nous rappelle constamment que nous sommes au théâtre et qui encourage ainsi la réflexion critique) permettait au public de remettre en question la représentation et le projet de constitution et d’interroger sa propre position. Un objet purement politique n’aurait peut-être pas eu la même liberté d’aborder tous les enjeux sans restriction ou la même possibilité de faire tourbillonner nos esprits. Mais en tant qu’objet culturel, le spectacle ne me semble pas en mesure de s’inscrire concrètement dans le contexte politique actuel ou d’établir de réelles collaborations avec les acteurs du milieu pour avoir un impact significatif. Constituons! me semble donc incarner à la fois les forces et les limites du médium théâtral dans le contexte d’un projet politique: une piste, peut-être, pour méditer sur le rôle de l’art dans notre société.
Afin de vous faire un avis vous aussi sur le processus complexe entamé par Christian Lapointe, vous pouviez voir Constituons! au Théâtre d’aujourd’hui du 12 au 30 novembre 2019, et vous pouvez toujours consulter le produit fini de la constitution en ligne.