Amandine Pison et Gabriel Breton, Collaborateur.ices.
« Dans mon travail, je réfléchis à la manière dont les corps et la matière se déplacent dans l’espace et réagissent à des substances et à des énergies tantôt attractives, tantôt répulsives. Par le biais d’une recherche sur des entités telles que l’amour, la politique, l’économie ou d’autres phénomènes physiques simples tels que la gravité, j’observe comment toute matière est imbriquée dans un réseau de forces d’attraction qui définissent leur positionnement matériel, spirituel ou idéologique. » Javier González Pesce[1]
Résolution prise, nous allions visiter l’exposition à la Fonderie Darling, Two ways to disappear without losing the physical form, de l’artiste chilien Javier González Pesce et ce, sans considérer le contexte qui l’englobe ! Pourquoi ? Parce que nous, Gabriel Breton et Amandine Pison, considérons qu’une œuvre d’art aboutie doit d’abord exister à l’extérieur de son contexte ; c’est-à-dire que, sans aucune information sur l’œuvre, le regardeur est capable de ressentir la majeure partie du message véhiculé par l’œuvre. Le contexte, aussi essentiel soit-il, sera bien entendu considéré ultérieurement et alimentera nos discussions. Prêts pour une disparition ?
Du ressenti partagé
Se trouvent dans cette salle deux installations et une projection murale. Sur notre gauche, l’installation nous inspire les toits de tôle ondulée qui recouvrent les habitations des quartiers équatoriaux les plus défavorisés. Jouant avec le point de vue sur des objets d’usages et de désirs, l’artiste met à la portée de notre regard ce qui nous est devenu invisible et qui a sombré dans l’oubli. Hors de notre vue et perchés sur un toit, ces objets perdus, ces artéfacts de consommation, ces déchets ainsi relevés de leurs fonctions sont ramenés à vue d’humain. Les voici, hors d’usage, substitués à notre regard, qui réapparaissent sous nos yeux et sortent ainsi de l’oubli. Des objets qui s’effacent, donc, mais qui accèdent par cet acte de disparition à une vie de tranquillité en dehors du monde visible. Sortir de l’oubli en toute tranquillité soulevait chez nous les questions gravitant autour de l’idée de l’attribution de valeur ; À quoi accordons-nous de la valeur en fin de compte ? Nos déchets sont-ils moins importants que nos bijoux ? Et s’il était question de la même chose ? N’aurions-nous pas une vision plus holistique de notre existence ?
Au centre est offerte une projection murale contenant l’artiste et ses objets d’art. Soumis aux aléas des vagues, ces sculptures formant deux yeux, un nez et une bouche sont sans cesse contrôlés par l’artiste qui les organise minutieusement. La dérive poétique des objets s’oppose aux efforts soutenus de l’artiste qui s’évertue, sans succès, à les rassembler. Après quelques instants d’harmonisation énergique, le créateur semble avoir trouvé une composition satisfaisante, se retire du cadre et laisse la masse aqueuse décider du sort identitaire de ce visage évanescent. Échapper à tout contrôle, devenir anonyme, c’est ce que semblent chercher à obtenir ces morceaux de visage. Ils embrassent à nouveau à l’anonymat.
Enfin, sur notre droite sont déposées au sol trois sculptures faisant office des éléments présents dans la vidéo ; quoique plus volumineuses qu’au mur. En s’approchant de celles-ci, on constate non seulement la nature des matériaux, de la styromousse, mais aussi tous les efforts déployés afin de rendre possible le réalisme caricatural des morceaux. L’envie de les réorganiser, de retrouver la structure d’un visage familier nous effleure. Mais ce n’est pas vers ce confort que l’artiste nous envoie. Statiques dans une dérive figée, les morceaux au sol immortalisent cet instant de « lâcher-prise » et nous réconfortent dans la méconnaissance de leur humble origine. L’anonymat nous apparaît donc confortable, inévitable. C’est alors que nous réalisons en ce lieu urbain et industriel précis, que l’abandon, strictement incognito et rassembleur, est aussi important que notre propre identité. Sans cesse, nous la construisons à travers nos choix, mais oublions, la plupart du temps, de construire parallèlement notre anonymat en choisissant de lâcher prise. L’identité et l’anonymat nous permettent de repousser les limites de ce que nous pouvons être.
Fondements de l’exposition
Lors de nos chaleureux échanges avec la commissaire, Ji-Yoon Han, nous apprenons que cette exposition souligne le dixième anniversaire de la résidence des Amériques du Conseil des Arts de Montréal ; résidence tenant pour objectif « une circulation artistique dynamique à travers le continent américain [tout en participant] à l’établissement de relations durables entre les nombreuses communautés des Amériques[2] ».
La commissaire nous informe, aussi, que les institutions du circuit culturel sont actuellement poussées à considérer plus que jamais la diversité culturelle dans leur programmation. D’ailleurs, elle n’hésite pas à qualifier leurs différents contenus, en référence à l’homme occidental, de « très blancs[3] » (ce sont ses mots). Cependant, elle se réjouit de constater que la FD s’engage sérieusement dans ce mouvement pluriculturaliste. La FD offre notamment « treize ateliers de création, répartis en neuf grands espaces de travail pour des artistes montréalais et quatre ateliers-résidences de qualité pour des artistes et commissaires internationaux[4] ». D’ailleurs, elle sélectionne les artistes émergents qu’elle présente en arrêtant son regard, entre autres, sur la cohérence de leur travail par rapport à l’histoire de l’institution, au milieu artistique montréalais ainsi qu’à l’échelle nationale et internationale.
Brève synthèse et mot de la fin
Ayant déjà une meilleure vue d’ensemble sur le contexte dans lequel s’inscrivent les œuvres, nous pouvons revenir rapidement sur notre décision première d’avoir pris l’initiative de visiter cette exposition sans considérer son contexte. Tout compte fait, les ressentis et le contexte s’imbriquent l’un dans l’autre. Disparaître en étant visible et apparaître en étant invisible sont des dynamiques avec lesquelles nous jouons quotidiennement à travers plusieurs médiums ; les technologies, la parole, les habillements, le maquillage, les idées, les valeurs, la musique, les déchets, etc. Il serait naïf de croire que seul un segment de population a accès à ces dynamiques et González Pesce l’a bien compris. C’est d’ailleurs une des raisons principales qui fait de son travail, présenté à Montréal, une exposition rassembleuse qui confond l’entendement en soulevant des questions d’ordre humaniste et holiste.
Pour reprendre les mots du créateur, « réfléchi[r] à la manière dont les corps et la matière se déplacent dans l’espace et réagissent à des substances et à des énergies tantôt attractives, tantôt répulsives[5] » est, selon nous, un passage obligé afin de mieux comprendre qui nous sommes par rapport à notre nature et nos instruments de vie. Nous pensons ici à l’hygiène de vie, aux habitudes de surconsommation, à l’hyperconnexion et l’artificialisation des identités, aux relations mondiales nord-sud, aux iniquités sociales notamment.
Pour finir sur l’essentiel, cette exposition rapproche les gens en les inspirant à repousser les limites de ce qu’ils peuvent être. Notons au passage que c’est une première, formidable, présence pour lui en Amérique du Nord. Chapeau bas !
Article par : Gabriel Breton et Amandine Pison.
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[1] Oppenheimer, Maya Rae (2019). « Javier González Pesce: Love, politics, gravity and other sources of attractive energy » Conversations in Contemporary Art, Concordia University. En ligne. < https://www.concordia.ca/cuevents/finearts/studio-arts/2019/09/13/conversations-in-contemporary-art-presents-javier-gonzalez-pesce.html>
[2] Fonderie Darling (2019). « Résidence des Amériques ». En ligne. <https://fonderiedarling.org/residence-amerique/>.
[3] Citation de J.-Y. Han, tirée d’un entretien que nous avons conduit le 30 octobre 2019.
[4] Fonderie Darling (2019). « Résidence des Amériques ». En ligne. <https://fonderiedarling.org/residence-amerique/>.
[5] Oppenheimer, M. R., Op. cit.