Après avoir scientifiquement démontré quels artistes masculins du 20e siècle étaient attirants ou non (Hot or Not : 20th-Century Male Artists, 2016), et après s’être plongée dans la recherche interspatiale d’hommes compatibles (XTC69, 2018), l’artiste canadienne Jessica Campbell s’élance à nouveau dans le monde littéraire avec un troisième roman graphique. Elle publie Rave chez Drawn & Quarterly en avril 2022. Voyant dans le résumé que l’œuvre était décrite à deux reprises comme une « coming-of-age story », je me suis dit : « Ah, encore une histoire d’adolescent·e·s qui réalisent qu’iels sont queers, ça tombe bien, y’en a pas beaucoup présentement. » J’ai cependant rapidement ravisé·e lorsque j’ai commencé ma lecture. Effectivement, Rave est le récit du coming-of-age d’une personne queer, mais ce n’est pas ce qui est mis de l’avant.
La protagoniste, Lauren Brown, est une adolescente de 15 ans qui vit à Victoria, en Colombie-Britannique, au début des années 2000. Ayant grandi dans un environnement extrêmement religieux, elle est légèrement inquiète lorsqu’elle doit effectuer une recherche sur l’homo erectus dans le cadre de son cours de science. Pire encore, elle est mise en équipe avec Mariah « The Witch » Desjardins, qui est exactement le genre de personne que désapprouve l’Église : païenne, fumeuse, indécente et « provocatrice ». Après lui avoir avoué que ses parents lui interdisent de rapporter des livres sur l’évolution, Lauren est surprise d’entendre Mariah proposer sa maison comme lieu de rencontre. Les deux adolescentes apprennent à se connaître et, après une transformation vestimentaire, s’engagent dans une relation secrète. Histoire classique d’une exploration de son orientation sexuelle, donc.
Il aurait été facile pour Campbell de suivre les scènes habituelles de ce genre de coming-of-age : les pleurs de soulagement après une sortie du placard acceptée par un·e ami·e proche, la dispute sur le désir de s’afficher publiquement ensemble qui se termine en rupture – brève ou non–, le rejet douloureux de son entourage, etc. Bref, des éléments qui, bien qu’ils soient réels dans la vie de plusieurs personnes queers, ont tendance à glisser vers le mélodrame lorsqu’ils sont fictionnels. Rave tourne le dos aux clichés pour présenter l’histoire d’une adolescence qui réalise, en explorant une romance féminine, que l’amour et la tolérance que prône sa religion ne s’appliquent pas à elle. Le thème principal n’est pas l’existence queer en soi, mais bien la culpabilité qui est mise sur les épaules des jeunes filles par les autorités religieuses, académiques et sociales. Cette culpabilité d’exister les suit dans les corridors de l’école, dans les soirées, au dépanneur, sur les chaises de l’église, même dans la mort.
Avec peu de mots et beaucoup de petites cases remplies de détails, Campbell illustre subtilement l’étouffement social que ressentent Lauren et les autres adolescentes. Ce qui est mis en lumière n’est donc pas les angoisses existentielles qui accompagnent la découverte des sentiments queers, même s’ils sont abordés implicitement. Ce sont plutôt les injustices du traitement réservé aux filles qui sont au centre de l’œuvre : la pression sociale qui les pousse à être des « Pure brides of Christ[1] », le poids de la responsabilité des actions d’autrui sur leurs épaules et la culpabilité de ne pas être capables d’atteindre l’impossible idéal qu’on leur impose. Campbell nous offre un récit à la simplicité vraisemblablement douce-amère, tragique sans tomber dans le mélodrame. Rave est une critique acerbe du comportement des hommes au pouvoir envers les jeunes filles, qui sont forcées de grandir, de quitter l’enfance trop tôt.
[1] Jessica Campbell, Rave, Montréal, Drawn & Quarterly, 2022, p. 12.
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Campbell, Jessica, Rave, Montréal, Drawn & Quarterly, 2022, 168 p.
Article rédigé par Audrée Lapointe