Le deuil fait son lit dans la rivière du vide. Il plonge dans le néant jusqu’aux souvenirs de l’être, dont les contours cessent soudainement d’être éprouvés par le réel. Il est un trou noir qui accumule les non-évènements : le morceau de musique qu’on ne pourra partager, le livre qu’on ne fera jamais connaître, la voix qui ne se fera plus entendre, au sein d’un monde globalement indifférent à une perte à peine remarquée.
Et pourtant, peu d’évènements laissent plus de traces et de détresse que la perte d’un enfant. Peu sont susceptibles de priver de mots, avec autant de force, ceux qui en font la lente et douloureuse expérience. Reste alors le choix entre le repli, le silence et le désir d’un discret recueillement, ou bien l’expression publique de la souffrance. Comme Hugo a pu, par un poème, pleurer la mort de sa fille (« Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps ») et Monet celle de sa femme bien aimée (Camille sur son lit de mort), l’auteur de That Dragon, Cancer a cherché à transmettre par l’art toute l’impuissance d’un père, d’un mari, d’un homme et aussi d’une famille face à la disparition d’un tout-petit. Et c’est en tant que développeur que Ryan Green a voulu se servir de son medium pour y parvenir, démontrant et renforçant par le fait même le potentiel du jeu vidéo en tant qu’objet de réflexion et d’art.
That Dragon, Cancer est une rétrospective des quatre premières et dernières années de la vie de Joël Green, depuis le diagnostic de son cancer jusqu’à ses derniers jours. Il plonge le joueur, sans misérabilisme ou recherche du sensationnel, dans le quotidien d’une famille déchirée entre colère et espoir, et constitue une poignante lettre d’amour à un enfant perdu.
Développé entre le début des années 2010 et 2015 par les parents de Joël, le jeu alterne entre vue à la première et troisième personne en fonction des intentions de chaque scène (rôle d’acteur ou de spectateur). Le jeu recourt assidument aux métaphores visuelles pour aborder avec douceur et tristesse, et pour mieux en faire ressortir l’essence, un sujet d’une grande gravité. Il s’en dégage une étrange douceur. Le destinataire semble parfois être l’enfant malade lui-même, ou l’un des membres de sa famille.
That Dragon, Cancer est une œuvre importante à plusieurs points de vue. D’abord, parce qu’elle ouvre le dialogue et permet d’aborder avec beauté et pudeur un sujet extrêmement sensible. Ensuite, parce qu’à travers un médium dont une des principales caractéristiques est l’interactivité, elle renforce grandement l’empathie que le joueur peut ressentir pour ceux qu’il observe et incarne. Également, parce qu’elle démontre avec brio la maturité qu’a gagné l’industrie vidéo-ludique au cours des années, ainsi que sa capacité à sortir des circuits habituels des grands studios. Enfin, parce qu’un titre comme celui-ci interroge la notion même de jeu et alimente avec intelligence un débat féroce sur la nature et les intentions du medium. En effet, bien que ce titre ait reçu des critiques prestigieuses sur presque toutes les plateformes de discussions, d’inévitables polémistes n’ont pas pu résister à la tentation de s’en emparer pour de mauvaises raisons.
Plus pragmatiquement, That Dragon, Cancer est devenu pour Green une des méthodes principales d’interaction avec son fils, que la maladie rendait inapte à communiquer de façon cohérente. Un moyen, aussi, de ne pas laisser le néant engloutir totalement sa brève existence. Souhaitons que celle-ci, à l’image de ce jeu, reste pour longtemps dans les esprits. Joel Green est décédé le 13 mars 2014, au matin.
— Le jeu That Dragon, Cancer est disponible ici, au coût de 16,99 $. Le jeu fera l’objet d’un documentaire, à paraître sous peu.
Article par Marie de Léséleuc.