Devoir de mémoire : Projection du Gros Bill de René Delacroix à la Cinémathèque québécoise

Dans le cadre du cycle Éléphant présente (que nous avons déjà couvert dans nos pages à l’occasion de la projection…
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Dans le cadre du cycle Éléphant présente (que nous avons déjà couvert dans nos pages à l’occasion de la projection du Village enchanté), la Cinémathèque québécoise présentait le jeudi 26 janvier une édition restaurée du Gros Bill (1949), réalisé par René Delacroix (avec le concours de Jean-Yves Bigras pour les scènes de drave et de bagarre). Encore une fois, il faut avant tout souligner la qualité exceptionnelle de la restauration, fruit d’un travail de moine qui s’est échelonné sur pas moins de trois ans. Le négatif 35 mm du film ayant été perdu, les techniciens et techniciennes d’Éléphant ont dû travailler sur des copies 16 mm de piètre qualité; la netteté de l’image témoigne une fois de plus de leur talent et de leur minutie. Le Gros Bill n’est rien de moins qu’un miraculé, un «Lazare revenu d’entre les morts», pour reprendre l’expression utilisée par Claude Fournier, codirecteur d’Éléphant, venu présenter le film.

Le gros Bill à l’origine du titre du film est un solide et robuste Texan (interprété avec aplomb et sincérité par Yves Henri, dont c’est malheureusement l’unique film) arrivant en plein hiver dans le petit village québécois de Saint-Gatien pour prendre possession de la ferme familiale léguée par son oncle. Élevé aux États-Unis, Bill ne connait rien du Québec (ne sachant même pas parler français) et a tout d’une apparition dans ce petit village ignorant tout du reste du monde. Néanmoins, Bill, malgré la barrière linguistique, s’avère être un honnête et travaillant gaillard, qui aura tôt fait de séduire ses nouveaux voisins. Il suscitera cependant quelques jalousies parmi les jeunes hommes du village, qui ne tardent pas à se sentir émasculés par ce Survenant avec qui toutes les jeunes femmes veulent danser…

Le Gros Bill – René Delacroix

Historiquement, le film se situe dans la continuité d’une certaine promotion de la vie rurale au Québec. Le spectateur a donc droit à un portrait idéalisé d’une vie traditionnelle, simple et largement sans problèmes. Le film se veut en outre une célébration des «bonnes valeurs» chrétiennes, telles que l’hospitalité, l’entraide, l’honnêteté, le travail et l’amour familial. On notera que Le Gros Bill est le premier film réalisé au Québec par René Delacroix, qui est d’origine française. Au Québec, on se souviendra entre autres de lui pour Tit-Coq (1953), adapté de Gratien Gélinas, récit urbain ayant ce même attachement à la défense des valeurs traditionnelles chrétiennes, cette fois confrontées aux amours déçus de Tit-Coq.

Malgré son statut d’«étranger», le Gros Bill l’est beaucoup moins que Tit-Coq, figure typiquement marginale. Si tous deux aspirent à une vie simple et rangée, force est de constater que Bill y parvient bien mieux que Tit-Coq, qui finira abandonné, toujours limité par son statut de bâtard. Bill, au contraire, sera vu comme un frère, un ami, s’intégrant au village avec une candeur qui tiendrait presque de la naïveté à notre époque. Dans une scène marquante, Bill joue de la guitare et chante pour tout le village, complètement hypnotisé. Une villageoise est interrogée par sa commère: «Comprends-tu ce qu’il dit?» «Non, mais ça me dérange pas, j’aime sa voix!». Un villageois se propose alors spontanément pour adapter la chanson de Bill en français, la transformant en un récit chanté sur l’arrivée de ce sympathique américain – une synthèse culturelle couronnée de succès. La scène pose un contraste certain avec une tradition plus ancienne du terroir où les États-Unis faisaient office de terre de perdition et leurs habitants, de dangereux voyous; Le Gros Bill arrivant au tournant des années 50, il représente l’esprit d’ouverture et de changement qui commençait à se répandre à travers la province, et qui allait connaitre son apothéose avec l’apparition du cinéma direct, quelques années plus tard.

Le Gros Bill – René Delacroix

La mise en scène du film, malgré les moyens encore primitifs dont disposait le cinéma québécois à cette époque, se révèle solide et efficace, bénéficiant notamment d’une scénographie minutieuse pour les nombreuses scènes de groupe. Très loin du pathos démonstratif d’Aurore l’enfant martyre (que Jean-Yves Bigras allait réaliser deux ans plus tard), Le Gros Bill est raconté avec légèreté et humour, mettant à profit une galerie de personnages pittoresques et attachants (mention spéciale à la tante Mina, interprétée par la bouillante Juliette Béliveau). Comparativement aux films très théâtralisés qui constituaient le cinéma québécois de l’époque, une sensation de naturel se dégage du Gros Bill, faisant une belle part aux patois colorés des différents habitants. Un enthousiasme contagieux se dégage du film, qui atteint son apogée dans une séquence dansée enlevante, qu’on sent anticiper la séquence iconique des Raquetteurs, qui allait sortir neuf ans plus tard.

On ne peut que remercier le projet Éléphant d’avoir littéralement relevé d’entre les morts Le Gros Bill, autrement condamné à l’oubli, ainsi que la Cinémathèque pour avoir organisé cette projection. À l’ère de la disparition des clubs vidéos et des salles de cinéma de répertoire, le travail d’organismes comme Éléphant (ou encore de la Cinéclub Film Society, qui organise des projections bimensuelles de classiques sur pellicule) devient de plus en plus vital pour protéger la mémoire du cinéma, québécois comme étranger, et pour préserver la tradition de la projection en salle. Des films comme Le Gros Bill, en dehors de leur intérêt cinématographique, sont de véritables instantanés ethnographiques sur la société québécoise, faisant le portrait d’un mode de vie aujourd’hui disparu sous les assauts dévastateurs de la société de consommation (dans le film, on aperçoit les caisses de Coca-Cola du magasin général comme des oiseaux de très mauvais augure). Estimons-nous bien chanceux d’avoir les travailleurs et travailleuses de l’ombre d’Éléphant pour garder en vie cette page de notre histoire.

Le cycle Éléphant présente se poursuit à la Cinémathèque le 21 février avec une projection de Léolo de Jean-Claude Lauzon.

Artichaut magazine

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