« Vous n’êtes pas ici pour voir Caillou » — Marc Séguin
Silence contenu d’une assemblée loquace. Le peintre et écrivain Marc Séguin s’avance prestement pour prendre parole devant un public attentif rassemblé à la Cinémathèque québécoise. Il introduit Stealing Alice, ce premier long métrage qui le sacre d’office aussi réalisateur et scénariste. Cette projection dans le cadre des Rendez-vous du cinéma québécois s’inscrit parmi une cinquantaine de représentations-évènements qui assure à ce film autoproduit une diffusion indépendante en des lieux culturels divers, hors du circuit traditionnel. « Décrochez pendant les 5-6 premières minutes et tout devrait bien aller », que Séguin annonce à une salle comble avant de céder place à son œuvre.
Ceux qui s’attendaient à une narration linéaire se notent vite déçus. Stealing Alice ne raconte pas. Il talonne plutôt la course fervente d’Alice Andanack (Fanny Mallette), dealer d’art vengeresse aux origines métissées en quête de réparation face au colonialisme. En dialogue constant avec ses sœurs (Joëlle Parée-Beaulieu et Elisapie Isaac), elle parcourt le monde, de l’arctique québécois à Manhattan, passant par Venise et le Vatican. Fille d’un père québécois (Denys Arcand), elle se rattache surtout au passé de sa mère inuit (Martha Flaherty) que des Blancs aux ambitions théologiques ont dépouillée de sa culture à un jeune âge. Les injustices commises envers sa mère alimentent la fougue de son périple sournois, déjà attisé par le souvenir d’une lointaine idylle. Il s’agit d’un film de haute voltige avec maints étourdissements, dont la facture visuelle éclatante, le travail technique de haut niveau et l’audace d’une diffusion indépendante pardonnent une écriture vacillante.

Dans ce premier élan cinématographique, Marc Séguin s’est utilement entouré d’une robuste équipe de techniciens pour porter son œuvre. La direction photo de Claudine Sauvé et le travail de direction artistique se distinguent spécialement. Ces contributions apportent à la trame narrative morcelée une facture éblouissante qui égale et complémente le travail pictural de Séguin. Il s’affiche en effet dans la composition des plans, le repérage des lieux ainsi que le maniement de la lumière et du spectre chromatique des préoccupations déjà ancrées dans l’esthétique établie du peintre. On retrouve un rappel à l’usage d’espace négatif de ses tableaux dans les grands paysages hivernaux du Québec nordique et dans les intérieurs domestiques lumineux. Plutôt que la palette sobre de noirs, de blancs, d’ocres et de l’occasionnel rouge cadmium des huiles se présente ici une coloration sobre, froide et désaturée, rompue de cyan et de quelques taches de sang qui confèrent un aspect graphique à des compositions sinon épurées. Les multiples plans de grand ensemble situent démocratiquement les personnages en rapport d’infériorité face à une nature enveloppante. On y retrouve, en s’y attardant, un attrait pour les vestiges d’une opposition historique entre les attitudes occidentales et autochtones envers une nature sublime : d’une part, un mode de vie aux traditions millénaires empreint de respect et d’humilité, et de l’autre, une appropriation vorace maintenant marquée de culpabilité.

À ce faste esthétique s’ajoute une dimension propre au médium filmique : le mouvement. Un montage rythmé et quelque peu répétitif dans son contenu rend bientôt évident le fait que l’équipe disposait d’au moins un hélicoptère pour le tournage. Si ledit moyen de transport se contente d’une apparition dans la diégèse avant de devenir implicite, la narration en fait un usage pour le moins ostentatoire. Quelques points de vue aériens peuvent assurément contribuer à un sentiment d’envol poétique. La fréquence des envolées est pourtant telle dans ce cas-ci qu’elle rappelle la personnification des moyens de transport propre aux codes du road movie, y ajoutant cependant le facteur d’altitude ainsi qu’une liberté infinie de manœuvre.
Cette décision de mise en scène certes vertigineuse exacerbe la précarité de la narration et le morcellement du scénario. Il résulte en effet des sauts intermittents entre des scènes silencieuses, des continuités dialoguées, des séquences contemplatives narrées par un monologue intérieur en voix off, ce qui donne une impression de tout et trop vouloir en faire à la fois. La théâtralité du texte et des interprétations crie à l’écriture. Des personnages complexes, les parents d’Alice, trouvent leur exposition résumée à une amorce tacite tandis que d’autres, moins développés, souffrent d’une présence constante, les sœurs d’Alice. Les choix de musique, qui passent du techno agressif à Black Betty – chant afro-américain popularisé par le groupe rock Ram Jam – sont parfois hasardeux dans leur hétérogénéité, alors qu’ils créent un contraste fragilisant avec l’ordre souvent méditatif des images. On devine un conflit entre un style de réalisation autoritaire et une conception scénaristique intuitive qui bénéficieraient de s’entendre l’un l’autre, pour un rendu accompli.
Toutefois, malgré une inconstance de procédés, cet amalgame stylistique révèle une poigne formaliste qui frappe d’une rare intensité. De la mixité des choix narratifs et de la mise en scène découle en fait une fusion des genres du thriller, du réalisme social et du film d’art. Le caractère éclectique et surtout alternatif de l’œuvre se reflète dans l’autonomie des circonstances de production ainsi que dans l’expérience filmique elle-même. Le maniérisme formel de l’œuvre, si porteur d’anomalies, traduit par son caractère emphatique la présence indispensable des coulisses à la production du cinéma. La forme de diffusion évènementielle en présence d’un réalisateur insistant convie d’office un public hétérogène à une riche expérience esthétique qui parviendra certainement à susciter un éveil réflectif. À l’ère d’une prolifération technologique qui incite à une consommation cinématographique privée, il est apprécié de se faire rappeler la nature théâtrale et rassembleuse du médium filmique qui permet, le temps d’un visionnement prescrit, de renoncer à ses préoccupations terrestres pour une expérience immersive. Stealing Alice est un premier tir imparfait pour Marc Séguin, soit. Certains iront même jusqu’à proclamer que l’artiste pluridisciplinaire aurait mieux fait de s’emparer de la production, pour plutôt dignement céder la réalisation et la scénarisation à d’autres plus qualifiés.
Il ne s’agit pas moins d’un premier jet esthétiquement pertinent qui propose un questionnement sur les ressorts traditionnels du circuit de notre modeste cinéma local. En assurant une série de projections à salle comble à une proposition filmique autoproduite et, somme toute, expérimentale, Stealing Alice affirme l’ouverture du public québécois. On daigne espérer que cette foi audacieuse en une diffusion alternative s’avérera contagieuse.
Stealing Alice était présenté le vendredi 3 mars dans le cadre des Rendez-vous du cinéma québécois.
Article par Fani Claire.