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17-04-2025 Vol 19

« Joker » de Benjamin Adam, polar graphique

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Une bande-dessinée vient de paraître aux éditions La Pastèque, en 2015. Il s’agit du délicieux “Joker”, de Benjamin Adam, ouvrage qui combine à la fois un goût prononcé pour un genre, le polar, et une verve graphique et une expressivité peu communes, format noir et blanc.

Les cinquante-sept premières pages du récit avaient été publiées entre 2009 et 2011 dans la revue française Lapin, membre du collectif l’Association, qui a fait ses armes dans le domaine du fanzine avant de lancer, vers la fin des années 80, ses premières éditions cartonnées. L’adoption d’un bédéiste français aux éditions La Pastèque est une occasion de découvrir le lexique visuel très élaboré de Benjamin Adam, mais aussi sa plume grinçante, flirtant avec humour à la lisière du roman criminel.

La prémisse situe à l’avant-plan la famille Battie, propriétaire de la compagnie Batimax, leader d’une industrie régionale florissante dans le secteur du bois d’oeuvre. Herb et Jed, frères jumeaux et employés chez Batimax, entretiennent une relation de longue date avec Hawk, leur cousin. Hawk est l’héritier de la fortune Batimax. Les trois compagnons ont mis sur point un pacte. Lorsqu’ils jouent une partie de huit américain, celui qui tire le joker échange non seulement son jeu contre celui de l’autre, mais échange aussi sa vie pour une durée d’une semaine. Ainsi, Herb et Jed peuvent goûter à la vie luxueuse du château Batimax tout en permettant à Hawk, qui n’a pas de famille, de passer du temps avec ses neveux et nièces adorés. Mais il y a une ombre au tableau: Hawk entretient une relation adultère avec les soeurs Charlène et Darlène, épouses de Herb et Jed. Lorsque ces derniers découvrent le pot aux roses, ils décident de se débarasser de leur volage cousin Hawk en lui faisant manger les pissenlits par la racine. L’aspect léger du récit se retrouve bien vite chamboulé par une intrigue de meurtre et de trahison. Les deux soeurs, découvrant la dépouille de leur amant dans le jardin du château, décident sur le coup d’en finir avec leur mari respectif et de prendre la poudre d’escampette en compagnie de tous leurs enfants (quinze au total!).

À partir d’ici, il serait difficile de rendre compte à l’écrit des multiples rebondissements qui vont, d’une page à l’autre, faire dériver l’histoire de sa prémisse d’origine. C’est que Benjamin Adam a opté pour un procédé narratif, celui des récits alternés, organisant l’intrigue en une série de vignettes condensées autour de l’action d’un personnage secondaire. Il abat ainsi le destin de chaque personnage comme une carte qu’on tirerait du jeu. Au demeurant, c’est le principe d’échange qui reste vif, chaque personnage ayant en main un morceau du puzzle, relayé par sa rencontre avec le personnage d’avant, laissant au lecteur le soin scrupuleux de tirer les fils du récit. “C’est cet ensemble de regards chaque fois décalé d’un cran sur les évènements, sur ce qui se passe, qui fait avancer les évènements.”

Dans une entrevue à la radio sur France Culture, Benjamin Adam a avoué avoir été fortement influencé par le livre “The dice man”, de Luke Rhinehart (nom de plume du défunt Georges Power Cockcroft). Ce roman américain des années 70 met en scène un psychiatre, qui décide de s’en remettre à des jets de dé pour des décisions de la vie courante, décision apparemment sans conséquences qui va peu à peu déboucher sur des actions scandaleuses, anti-sociales, avant de se concrétiser en crimes violents. On peut sans hésiter trouver un écho entre cet abandon au hasard et l’attrait du chaos qui habite chacun des crimes passionnels ou d’intérêts, motif récurrent chez le bédéiste et dans la culture populaire. “Cette incursion du hasard dans des décisions plus importantes m’a énormément plu et je me suis dit que sur ces mécanismes là, il y avait des choses à écrire.”

Cette posture ludique confirme l’intérêt porté par l’auteur au crime dans son art. La vérité de l’art n’est-elle pas de jouer avec l’interdit ? Plus encore, laisser à ces noires passions une marge de manoeuvre suffisante, nécessaire pour les voir pérécliter toutes ensemble vers le chaos, et en toute connaissance de cause, c’est là l’apanage de l’écrivain de polar averti. Du reste, Adam ne quitte jamais vraiment, par son esthétique, un style graphique caricatural ou les traits de caractères sont à la fois magnifiés et grossis. Charlène et Darlène sont deux femmes fortes et bien en chair. À elles deux, elles ont quinze enfants embarqués avec elles dans une cavale éreintante. Quinze marmots, toujours en train de se bousculer à travers les cases, heureuse fratrie qui n’est pas sans rappeler la marmaille Malaussène des romans de Daniel Pennac.

Parmi ces enfants, il y en a un, nommé à juste titre Joker, dont le destin sera d’être séparé du reste de ses frères et soeurs. C’est qu’il a entendu la conversation de sa tante et de sa mère, alors qu’elles complotaient dans la voiture. Voilà Joker, sept ans, qui fuit pendant un long moment du récit, loin de sa famille. Sans vouloir révéler les péripéties de ce personnage, voyez comme l’artiste nous introduit à sa réalité quand, caché dans une halte routière, Joker observe un éclair frapper le jeune homme qui, l’instant d’avant, refusait de l’aider.

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L’esthétique tout en contrastes de cette bande-dessinée flirte avec une typographie aux nombreuses variantes. Ce chevauchement des lettrages fait évoluer le ton, suggère une voix propre à chaque personnage mais aussi à chaque lieu d’échanges. Entre autres, l’insertion de méta-textes parmi les pages donne une apparence d’enseigne ou d’oeuvre pop à certaines planches. Ainsi, certaines pages sont occupées entièrement par la une d’un journal local, alors que d’autres cases présentent de petits bouts de papier racornis, griffonnés à la hâte. Grâce à sa formation de graphiste, Benjamin Adam sait comment concentrer l’attention du lecteur sur une phrase précise, par la disposition rectiligne des lettres ; ou attirer le regard sur une indice par une écriture intra-diégétique d’apparence malhabile. Parcourant avec soin les titres à formats gras puis des phylactères élégants, à l’écriture cursive, le regard court d’une phrase à l’autre sans s’user, toujours sollicité par une information qu’il n’avait à prime abord pas perçue.

On touche ici à l’élément concret du livre: sa facture. Le fond et la forme s’unissent en un objet agréable à manier, fouiller et palper des doigts. À ce titre, La Pastèque nous a habitués à la qualité de ses livres en mettant une attention toute particulière à la confection de ses ouvrages. Ici, l’épaisseur du papier, le glacis de la couverture, les chapitres séparés par une image en gros plan, le plus souvent une carte à jouer, ainsi que la qualité et la précision des ancrages sont autant de bonnes raison de se procurer “Joker” pour l’avoir soi-même entre les mains et goûter à une expérience de lecture riche. La maison d’édition travaille ici un marché de niche, à-rebours du tout au numérique qui ravage les milieux de l’édition.

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En bref, les éléments narratifs de ce polar graphique sont le ciment qui fait de l’oeuvre une totalité riche à parcourir. L’élément “noir” du récit n’aurait pas atteint son but sans le recours aux multiples mécanismes de récits croisés dont l’auteur fait usage. Dans la magie qui opère, la technique est pour beaucoup. Mais c’eût été peine perdue sans ce fond d’humour grinçant qui habite, comme une source intarissable et cachée, la plupart des fictions criminelles de notre époque. La résolution de l’intrigue et le retour à l’équilibre ne sont là que pour nous faire goûter un instant à la déliquescence du réel. Plus encore, derrière le principe de hasard, une loi non-écrite nous indique que le chaos règne en maître, et que c’est lui qui détermine le sort funeste ou propice de notre fortune. Le hasard se fait ici personnage principal, sorte de présence inquiétante aux marges de la déraison, comme l’antique magicien des jeux de Tarot, grotesque figure qui prédispose aux voyages, aux aventures et aux périples.

Article par Damien Blass-Bouchard.

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