Le destin du jeune Karl Rossmann, tel le jeu de Serpents et échelles illustré dans les pages de garde, s’annonce laborieux lorsqu’il aperçoit, à son entrée dans le port de New York, la statue de la Liberté anormalement porteuse d’un glaive. Cette première case de l’excellente adaptation en bande dessinée par Réal Godbout du roman éponyme L’Amérique ou Le Disparu de Franz Kafka, donne une idée du sort qui sera réservé au héros, incapable de fuir la fatalité qui ne cesse de le poursuivre.

L’Amérique (ou Le Disparu, titre initial rétabli dans les plus récentes éditions) est le premier roman de l’écrivain mondialement connu de langue allemande, Franz Kafka. Cette œuvre inachevée, écrite entre 1911 et 1914, fut publiée seulement en 1927 à titre posthume. Le bédéiste Réal Godbout (Michel Risque, Red Ketchup), marqué par sa lecture du livre, a eu l’idée il y a 35 ans de l’adapter pour en faire une bande dessinée. Après plus de sept ans d’efforts, L’Amérique ou Le Disparu version bande dessinée est finalement paru en 2013 aux éditions de La Pastèque.
On suit le Pragois Karl Rossmann, 17 ans, qui débarque en Amérique après avoir été chassé de la maison par ses parents à la suite d’un scandale. Le jeune homme fait la connaissance d’un soutier, pour qui il se prend de sympathie, et va défendre sa cause devant le commandant du bateau sur lequel il a traversé l’Atlantique. Dans le bureau du commandant, Karl rencontre son oncle établi à New York, le Sénateur Edward Jacob. Celui-ci décide de le prendre sous son aile et se charge de son éducation. Cependant, le neveu est renié par l’oncle après avoir accepté avec regrets une invitation chez l’homme d’affaires M. Pollunder. Karl, complètement démuni, est alors laissé aux griffes acérées du destin où l’espoir des jours meilleurs se fait de plus en plus rare.
Réal Godbout signe une adaptation des plus fidèles du roman d’apprentissage de Kafka. Karl Rossmann apparaît d’abord comme le héros classique, un jeune homme naïf aux bonnes intentions mais qui, malgré tous ses louables efforts, ne peut échapper aux malheurs. Ici, le rêve américain n’est qu’une illusion, le protagoniste ne connaîtra jamais la prospérité. Il se dirige plutôt lentement vers la mort, à laquelle le lecteur n’assistera jamais en raison de l’inachèvement de l’œuvre. Réal Godbout laisse toutefois certains indices du possible ou futur décès de son héros. Par exemple, lors de l’arrivée de Karl à la journée d’embauche du Théâtre de la nature d’Oklahoma où des centaines de femmes déguisées en anges et jouant de la trompette l’encerclent, symbolisant peut-être son entrée au paradis, ayant enfin droit au repos éternel.

Même si le roman de Kafka, par la froideur de son écriture, dégage une atmosphère lugubre et véhicule des thèmes sombres comme l’angoisse et l’inaccomplissement, les planches en noir et blanc de Réal Godbout réussissent à vivifier et à ajouter une bonne dose d’émotion et d’action au récit. Jamais le bédéiste, malgré la lourdeur du propos, ne tombe dans le misérabilisme. Il utilisera par exemple le dessin d’enfant pour aborder le suicide de la mère de Thérèse, amie de Karl, lors de son enfance. La réalisation de la bande dessinée, en apparence plutôt classique, est parfois audacieuse. Réal Godbout joue sur les ruptures des cases, le nombre de cases par planche n’étant jamais identique. Il fera déborder une bulle de sa case pour illustrer la colère ressentie par un personnage devant l’excès, ou enchevêtra plusieurs cases pour symboliser l’empressement de Karl dans son travail de garçon d’ascenseur. De plus, les illustrations, sobres et réalistes, de ce dernier sont d’une grande maîtrise, où aucun détail n’est négligé. On comprend mieux pourquoi Réal Godbout s’est tellement investi dans la réalisation de cette adaptation. Il est d’ailleurs facile de se perdre dans la contemplation de la beauté de certaines cases, dont la dernière qui occupe toute une planche. Celle-ci, empreinte de liberté, marque en quelque sorte la fin du cycle fataliste où le personnage principal était entraîné toujours plus profondément.
La bande dessinée L’Amérique ou Le Disparu, qui jamais ne s’éloigne du roman kafkaïen — le but n’étant pas là — marque par la minutie et le soin apportés à la composition des plans, par l’expressivité des personnages et par la volonté de reproduire dans les moindres détails le portrait d’une époque où il était permis d’espérer.
——
Réal Godbout, L’Amérique ou Le Disparu, Montréal, La Pastèque, 2013, 182 p.
Article par Sarah Daoust-Braun. Étudiante au baccalauréat en journalisme à l’UQÀM. Passionnée de culture, surtout de cinéma et de littérature, et consommatrice excessive de chocolat.