De la fonction ontologique de la science-fiction
En tant qu’«étude de l’Être», l’ontologie n’a cessé, depuis ses origines, d’évoluer aux mains des philosophes pour adopter des paradigmes inédits depuis lesquels envisager ce qui constituerait l’essence de l’être humain. Aujourd’hui, la science qui étudie la nature des êtres et des choses trouve une assise nouvelle dans un amalgame disciplinaire qui recoupe notamment la philosophie, l’anthropologie, les arts et même la littérature de genre: «À l’ontologie restrictive de notre monde, s’oppose l’ontologie expansive, et donc explosive, qui est en arrière-plan du projet d’écriture de l’ensemble de la science-fiction», affirme à cet effet le chercheur en philosophie Jean-Loup Héraud (2018: 2, l’auteur met en italique). Nombreuses sont les modalités littéraires qui permettent au corpus science-fictionnel de sortir des modèles traditionnellement institués par les philosophies de l’esprit concernant l’essence de l’humanité. Plutôt que de venir clore le chapitre millénaire du problème corps-esprit, les œuvres du corpus littéraire qui nous intéressent proposent de nouvelles perspectives à des réflexions ontologiques qui sont difficilement envisageables en dehors du cadre science-fictionnel. À cet effet, l’œuvre de Philip Kindred Dick Do Androids Dream of Electric Sheep? (Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques?), publiée pour la première fois en 1968, ainsi que le roman cyberpunk de William Gibson Neuromancer (Neuromancien) publié en 1984, nous éclairent sur les rapports souvent ambivalents qui unissent les sujets de la fiction avec les environnements dans lesquels ils évoluent et se définissent.
En suivant le mode opérationnel des imaginaires spatiaux respectifs des deux auteurs, nous établirons des parallèles entre la construction identitaire des personnages d’un roman à l’autre. Il sera question notamment des différentes représentations des espaces de natures matérielle, virtuelle et symbolique dans les œuvres canoniques de Dick et de Gibson qui mènent à repenser le clivage relationnel corps-esprit. Nous verrons également que, si la rencontre homme-machine peut être un moyen d’évasion flouant les frontières entre le réel et le virtuel, elle est susceptible de devenir l’instrument d’une réappropriation du corps comme le véhicule d’une forme unique d’humanité.
Neuromancer ou le fantasme de la désincarnation
Chez Gibson, on retrouve d’emblée la présence d’une analogie entre les espaces que sont la ville et la matrice. Celle-ci se construit avant tout sur la base d’une dépersonnalisation, d’un écart marqué entre la perception sensorielle et la réalité. Dès l’incipit, le cyberespace nous est présenté comme ce lieu immatériel dans lequel le personnage principal, Henry Dorsett Case, cherche désespérément à retourner; il l’évoque simplement, ne pouvant y accéder autrement que par les souvenirs qu’il en garde. Ceci dit, avant que le cyberespace n’apparaisse dans sa forme plus concrète, la ville de «Chiba is constantly being compared to it, serving as a gateway for our understanding.» (Yu, 2008: 62) C’est ainsi que, dans Neuromancer, le réel est constamment évalué à partir du référent virtuel du protagoniste, lui-même sans cesse envahi par le souvenir de ses poursuites virtuelles antérieures alors qu’il déambule dans les rues de la ville physique:
Parce que, quelque part, d’une manière aussi bizarre qu’approximative, cela ressemblait à une poursuite dans la matrice. Se retrouver là, bloqué dans une espèce de situation aussi désespérée que bizarrement arbitraire… et il était possible de voir Ninsei comme un champ de données, à la manière dont la matrice avait une fois évoqué pour lui les assemblages de protéines chargées d’opérer les différenciations cellulaires. (Gibson, 1984: 23)
Ensuite, la culture du piratage informatique dont s’imprègne le roman est intrinsèquement liée au décor urbain de Chiba et à la représentation du corps humain qui évolue dans cet espace. Depuis l’avènement des premiers ordinateurs, la culture dite hacker s’est définie comme une culture «nocturne» (Triclot, 2011: 105), ce qui fait donc de la Cité de la nuit («Night City») inventée par Gibson l’ultime écosystème hacker. Dans le roman, le quartier de Ninsei, situé en plein cœur de la Cité de la nuit, est cette enclave où les technologies illicites bourgeonnent dès que le reste de Chiba s’endort. L’ensemble des échanges et des regroupements clandestins sont en état de dormance du lever du jour à la tombée de la nuit, alors que tous «les bars Ninsei [sont] fermés, anonymes, néons éteints, hologrammes inertes, attendant, tapis sous le ciel argent empoisonné.» (Gibson, 1984: 10) À ses origines, la nature révolutionnaire du hacking exigeait de ses produits qu’ils se développent en marge de la société, à l’ombre du regard des masses et à contre-courant des intérêts capitalistes. Chez Gibson, si la figure du hacker semble toujours aller de pair avec la vie nocturne, elle est toutefois instrumentalisée en vertu d’un capitalisme systémique et désormais indéracinable; elle est mise au service d’un «progrès» technologique se voulant accéléré par l’aliénation des individus forcés d’innover pour survivre. Case admet cet état de fait lorsqu’il dit voir
une certaine logique dans l’existence de zones hors la loi, […] la Cité de la nuit n’était pas là pour ses habitants mais en tant que terrain de jeu où l’on aurait laissé la technologie délibérément s’épanouir. (Gibson, 1984: 16)
La ville de Chiba est pourtant le résultat d’un capitalisme triomphant; la gouvernance sociale et législative n’est plus l’affaire de l’État, mais bien de méga entreprises sans visage. Le développement de la technique repose sur l’entité urbaine qui survit aux individus, simples agents économiques œuvrant dans l’arène d’un chaos contenu dans les limites du système isolé qu’est la Cité de la nuit.
Bien que l’aire circonscrite de Ninsei, incarnation urbaine d’un libéralisme en marge de la justice, soit profitable à certains, elle est la cause d’une aliénation chez une grande majorité d’individus qui n’aspirent plus qu’à l’évasion et à l’élévation de la conscience par-delà le monde matériel auquel appartiennent la ville et le corps physique. Pour Case, «la rue elle-même avait semblé devenir la manifestation extérieure de quelque pulsion de mort, quelque poison secret dont il se serait de tout temps su porteur». (Gibson, 1984: 10) Depuis la subjectivité du personnage, la zone de Ninsei est dépeinte telle une souricière qui confronte l’homme aux limitations engendrées par son corps physique et sa conscience morale. Elle constitue un bassin foisonnant de hautes technologies nées des expérimentations cybernétiques des hackers qui s’agitent sous le regard scrutateur des grandes firmes et des organisations criminelles, allant parfois jusqu’à travailler à leur solde. L’aliénation des personnages face à leur habitat urbain s’exprime donc à travers une dénaturalisation relative de la culture hacker. En effet, si cette cultureconserve la prémisse d’une «symbiose homme-machine» (Triclot, 2011: 118) sous la plume de Gibson, elle sert maintenant les intérêts de ceux dont elle cherchait initialement à détourner les technologies pour en exploiter les potentialités que les œillères du mercantilisme rendent inexploitables. Malgré le rapport aliénant que Case entretient avec la rue, c’est l’image de Chiba qui s’impose systématiquement à sa conscience dès l’instant où il franchit l’étape de transition entre la ville et le cyberespace. Au-delà de sa fonction métaphorique en regard de la matrice, la Cité de la nuit consiste en une instance intermédiaire qui vient consolider les repères du «cow-boy du cyberespace» et confronter son univers référentiel — ses références spatiales et physiologiques — lorsqu’il transite d’un espace numérique à un autre, avec toute la vitesse que lui procure sa conscience dématérialisée.
En dépit de sa subordination à la ville physique, le cyberespace représente en lui-même un lieu d’importance majeure rencontré à la lecture de Neuromancer. Il se déploie dans le récit romanesque à la manière d’une
visualisation spatiale et narrative des interactions sociales dont les réseaux informatiques seraient les porteurs. En termes saussuriens, le cyberespace serait le signifié postulé par tous les signifiants technologiques de la planète – ordinateurs, serveurs, banques de données, réseaux de télécommunication. (Den Tandt, 2002: 3)
Ainsi, toute la trame narrative de Gibson se construit autour de la relation presque fusionnelle qui s’installe entre la matrice et le protagoniste qui «a besoin du cyberespace comme d’une drogue.» (Den Tandt, 2002: 5) Le projet d’écriture cyberpunk prend justement appui sur la croyance voulant que la dépendance aux «systèmes informatiques se [soit substituée] aux drogues des années 1960: le virtuel promet [désormais] une expansion de l’esprit.» (Den Tandt, 2002: 5, nous mettons en italique.) C’est dans cet ordre d’idées que la volonté d’autonomisation des consciences se préfigure depuis le récit de Case accédant, par l’entremise d’une console, au cyberespace perçu comme dissocié de son point d’ancrage initial avec la réalité: «Le cyberespace, tel que le représentait la console, n’avait pas de relation particulière avec l’environnement physique dans lequel celle-ci se trouvait.» (Gibson, 1984: 126) En ce sens, il est possible de dresser une analogie entre cet espace immatériel, qui est superposé à la réalité mais qui ne semble pas avoir d’incidence directe sur elle, et l’espace vidéoludique dans lequel les technologies de réalité virtuelle (Virtual Reality ou VR) permettent actuellement aux joueurs de «circuler» sans se préoccuper des obstacles physiques. Le corps est une prison de chair pour le protagoniste, un amas de «viande» (Gibson, 1984: 9) dont il faut se libérer pour embrasser une existence purement immatérielle. Ce n’est pas sans raison que Case aspire tant à revivre «l’exultation désincarnée du cyberespace» (Gibson, 1984: 9) au détriment de l’expérience matérielle qui est a priori marquée par la négation et le rejet: «Toujours la viande, avec ses exigences» (Gibson, 1984: 14), se dit-il en songeant à ses besoins corporels fondamentaux.
Le lyrisme et le mysticisme qui qualifient les passages concernant la matrice traduisent la nature irrationnelle, addictive plutôt que raisonnée, de la relation qu’entretient Case avec la technologie qui le propulse dans l’espace numérique idéalisé. Puisque la partie reliant d’ordinaire son système nerveux aux «trodes» de la console de virtualisation est endommagée au commencement du récit, Case ne peut que se remémorer l’expérience nostalgique de sa conscience quittant son corps pour pénétrer la matrice, lui procurant la sensation d’être
totalement engagé en même temps que distancié par rapport à tout le processus, tandis que tout autour se déclenchaient la danse des données, les transferts, les interactions d’informations, données incarnées dans le dédale du marché noir… (Gibson, 1984: 23)
La recherche de l’immersion la plus totale passant par l’accaparement des sens produit la sensation de vertige propre à la transition de la conscience vers cet espace qui semble s’être affranchi de toute composante matérielle. Cependant, un problème s’ajoute au fantasme de la désincarnation informatique: l’anonymat qui, paradoxalement, permet de se frayer un chemin à travers les méandres du Net et de s’y construire une réputation au sein d’une communauté de hackers, représente aussi le fatalisme de la mort numérique. L’analogie avec la ville se poursuit alors que cette dernière nous est dépeinte comme le microcosme d’une expérimentation underground où la paranoïa et l’instinct de survie règnent en maîtres sur les esprits:
La Cité de la nuit était comme une expérience de darwinisme social, conçue par un chercheur las, le pouce pressé en permanence sur la touche d’avance rapide. Vous cessiez de trafiquer et vous couliez sans laisser de trace, mais que vous avanciez un peu trop vite et vous brisiez la fragile tension superficielle du marché noir… (Gibson, 1984: 10)
À défaut de pouvoir conserver les traces de chaque être humain ayant foulé son sol, la ville totalisante — dont la configuration spatiale se réitère dans la réalité virtuelle — supplante les individualités au sein d’un agrégat d’informations aux propensions si gigantesques que même la conservation automatisée des mémoires effectuée par la matrice ne permet aucunement d’assurer leur reconnaissance par la postérité. Un amalgame de «0» et de «1» ensevelit sous le défilement perpétuel des informations, c’est tout ce qui reste du passage d’un individu dans la matrice après son décès. Les cendres du corps physique retournent à la ville tandis que les nombres binaires de la mémoire se greffent au monstre matriciel. Étant donné que, chez Gibson, le même concept de «mémoire» s’applique autant à l’ordinateur qu’à l’esprit humain, on peut penser que ce dernier est en mesure d’aspirer à l’autonomisation de sa conscience au même titre que l’intelligence artificielle de Neuromancer cherche à transcender le support fixe pour acquérir une existence autonome. C’est dire que l’«hallucination consensuelle qu’[est] la matrice» (Gibson, 1984: 8) détient le potentiel d’exister indépendamment des conditions de la réalité matérielle.
Si le lecteur est tenté d’emblée de concevoir les mémoires matricielle et individuelle comme le propre de la conscience — humaine comme «machinique» —, le personnage du Finnois vient nous éclairer sur la nature duelle de la conscience lorsqu’il rappelle à Case qu’on «ne lit pas dans les esprits» et que s’il est toujours possible d’accéder à la mémoire de quelqu’un, «ce n’est pas la même chose que [d’accéder] à [son] esprit.» (Gibson, 1984: 202) Cette distinction est d’autant plus importante qu’elle oblige le lecteur à se repositionner sur la question du rapport dichotomique entre le physique et le métaphysique dans l’univers fictionnel de Gibson, auquel s’ajoute désormais une variable supplémentaire: l’esprit. Est-ce dire que, grâce à l’esprit, la conscience serait en mesure de survivre à la perte de la mémoire? Si l’ambivalence de Gibson à ce sujet nous empêche de cerner avec précision l’essence qui définit l’esprit dans Neuromancer, on constate que la mémoire peut s’incarner en dehors de la conception métaphysique, sous la forme d’une mémoire que l’on pourrait qualifier de «corporelle». Ce type d’association mnémonique dévoile son potentiel de démystification lorsque Case se retrouve en face d’une copie matricielle de Linda Lee, la femme qu’il a jadis aimée:
Une chose qu’il avait trouvée puis perdue tant et tant de fois. Qui appartenait, il le savait — ça lui revenait, tandis [que Linda] l’attirait vers lui —, à l’univers de la viande, à cette chair que les cow-boys raillaient tant. C’était une vaste entité, dépassant l’appréhension, une mer d’information codée dans la spirale et les phéromones, dédale infini que seul le corps, avec sa force aveugle et pataude, était en mesure de lire. (Gibson, 1984: 288)
Ici, c’est la résistance de la chair face à l’illusion désincarnée et architecturée par l’I.A. qui est mise en évidence par Gibson. La simulation est déjouée par la conscience de Case qui se souvient que seul son corps physique est en mesure de lui procurer ces sentiments. Si l’auteur nous rappelle que toute émotion implique indéniablement une composante physiologique pour se manifester comme telle, le discours sensualiste ne l’emporte pas pour autant au terme du récit; la relation unissant corps, esprit et mémoire s’accompagne le plus souvent d’une aura d’ambivalence. Le fantasme de la désincarnation libératrice constitue le point commun de l’homme et de l’ordinateur. Christopher Den Trandt nous indique d’ailleurs que la spécificité de la littérature cyberpunk se loge précisément dans la «tentative de représenter le lien social informatisé comme un monde en soi, doté d’une existence autonome au-delà du réel spatio-temporel.» (2002: 3) Au sein des espaces de vie science-fictionnels se consolident de nouveaux paradigmes théoriques depuis lesquels il est possible de repenser la nature du rapport qui unit le sujet avec sa propre humanité. Ainsi, force est de constater que le concept de cyberespace né de la fiction de Gibson occasionne des innovations formelles qui nous incitent à réévaluer le rapport conventionnel entre «l’homme et la machine, le matériel et le psychique» (Bozzetto, 2007: 44) et, nous ajoutons à cela, entre l’humain et ses potentialités «posthumaines.»
Do Androids Dream of Electric Sheep? ou la résistance de la chair
Dans le cadre de la fiction littéraire proprement dickienne, le thème récurrent de la «tropie» qui se manifeste dans les espaces physiques peut faire l’objet de plusieurs interprétations, au-delà de la définition stricte du terme qui se rapporte à la croissance biologique. Le personnage de John R. Isidore, catalogué par les autorités comme appartenant à la caste des «spéciaux», autrement dit des individus exclus de l’espèce humaine en vertu de critères génétiques, est celui qui nous décrit avec le plus de minutie le phénomène en question:
La tropie, ce sont les objets inutiles, les imprimés publicitaires, les boîtes d’allumettes vides, les papiers de chewing-gum ou les journaux de la veille. Quand il n’y a personne dans le coin, la tropie en profite pour se reproduire. Par exemple, si vous allez vous coucher en laissant de la tropie dans votre appartement, vous en retrouvez le double à votre réveil le lendemain matin. Elle n’arrête pas de croître, encore et encore. (Dick, 1968: 83)
Le corps biologique du «spécial» n’est pas soumis aux mêmes contraintes spatio-temporelles que celles affectant les êtres dits «normaux»; sa prétendue déficience psychologique lui octroie cependant des capacités métaphysiques inédites dans l’univers diégétique qui se déploie sous la plume de Dick. Depuis sa subjectivité nous est livré un nouveau savoir sur la réalité d’un monde qui s’achemine de plus en plus vers ce qui constituerait «un état d’absolue tropie.» (Dick, 1968: 83-84) Isidore semble en effet doté d’une perception unique de la réalité, presque extrasensorielle par moments, qui nous renseigne sur l’état fragmentaire de l’identité collective en cette époque qui cherche son humanité dans un désir d’unification.
C’est ce même personnage qui, faisant part de ses déductions personnelles à Rachael Rosen, nous énonce une de ses «lois universelles» voulant qu’en tout espace donné, «la tropie chasse la non-tropie», particulièrement lorsqu’un endroit est laissé à l’abandon et qu’«il n’y a plus personne pour s’opposer à la tropie.» (Dick, 1968: 83)De par ses observations expérimentales dans l’espace de son immeuble résidentiel, Isidore en vient à imputer une forme de volonté à la tropie, une détermination intrinsèque à vouloir combler tout l’espace à sa disposition à l’intérieur d’un système donné. La propriété d’expansibilité détenue par la tropie s’illustre d’autant plus dans les moments de solitude silencieuse qui imprègnent le quotidien des protagonistes et accentuent la propagation spatiale du phénomène:
Le silence. Il suintait littéralement des murs et des boiseries, envahissait Isidore avec une irrésistible puissance, comme générée par une meule gigantesque. Le silence s’élevait du sol à travers la vieille moquette grise en lambeaux. Il s’échappait des appareils plus ou moins en état de marche qui équipaient la cuisine, des machines qui n’avaient jamais fonctionné depuis qu’Isidore vivait ici. Sortait de la lampe sur pied du séjour, formait depuis le plafond constellé de chiures de mouche tout un réseau presque liquide de non-bruits, d’absences, qui s’étalait ensuite sur les murs. En fait, il parvenait à surgir du moindre objet qui se trouvait dans le champ de vision d’Isidore, escomptant bien supplanter toute chose tangible. Debout devant son récepteur de télé inerte, le pauvre hère avait l’impression que le silence était devenu visible, et à sa manière vivant. Vivant ! Ce n’était pas la première fois, loin de là, qu’il ressentait son austère approche; quand il arrivait, le silence entrait en trombe sans la moindre subtilité, manifestement incapable d’attendre. Le silence du monde ne pouvait retenir son appétit. Plus maintenant. Pas alors qu’il avait pratiquement gagné. (Dick, 1968: 32)
Confronté à la matérialité d’un silence insatiable qui s’impose et se ressent comme une fatalité, le combat contre la dégénérescence des choses et des êtres en est un de tous les instants. Pour les personnages coexistant dans l’univers dickien, il convient de tout mettre en œuvre afin d’éviter de «s’[abandonner] jour après jour à l’entropie» (Dick, 1968: 33) qui, à son stade le plus aigu, institue un règne de désordre et de dégradation dans l’espace au sein duquel elle est confinée.
Le propre de la tropie n’est pas seulement de croître sur les surfaces physiques à sa disposition; elle détient également une propension à vouloir avaler toute trace de vie pour y substituer une décrépitude ambiante. Or, la dissolution de l’individualité représente aussi le fatalisme de la fusion tropique de la matière, comme le laisse entendre la description prophétique des lieux avancée par Isidore:
Au bout du compte, tout ce que contenait l’immeuble finirait par fusionner, en un mélange anonyme, indistinct, qui s’empilerait du plancher au plafond de chaque appartement. Et après ça, ce serait au tour de l’immeuble lui-même de perdre peu à peu sa forme, de s’enfoncer dans l’ubiquité de la poussière. Entre-temps, bien sûr, Isidore aurait péri – encore un autre évènement intéressant auquel songer dans ce séjour sinistré, face à l’immensité pénétrante, magistrale, d’un silence à l’échelle du monde. (Dick, 1968: 33)
À la manière des termites, elle dévore de l’intérieur les structures anthropiques qui ne subsistent que par le rapiècement étagé des immeubles qui s’élèvent toujours plus haut. Ici, c’est la mort comme seule certitude qui est représentée tel le retour à l’anonymat d’une masse d’individus qui, à l’image des objets matériels de ce monde, se transforme graduellement en «tropie vivante.» (Dick, 1968: 91) La perception spatiale dont nous fait part Isidore témoigne à cet effet d’une hyperconscience de la mort, résultante du constat généralisé quant à l’essence absurde de la vie humaine. La vie terrestre dans son ensemble ne se conceptualise plus que depuis le paradigme d’un imaginaire fataliste; «Mors certa, vita incerta» (Dick, 1968: 31) —littéralement «La mort est certaine, la vie est incertaine» —, tel est l’adage qui résume le regard désenchanté que portent les personnages sur leur environnement et donc sur leur existence analogue.
L’omniprésence de la spiritualité dans le roman de Dick nous permet d’envisager un second lieu d’importance dans le récit, soit l’espace symbolique constitué par la religion du Mercérisme qui vient redéfinir les notions couplées de vie et de mort. Il apparaît aux personnages que seule la conversion au Mercérisme serait susceptible de prévenir — ou du moins de ralentir — le «tropisme» absolu qui attend l’humanité. Les mécanismes régissant les centres de la douleur sont ceux qui entrent en jeu dans la pratique du Mercérisme, qui consiste en une «fusion physique […] accompagnée d’une identification mentale, spirituelle» (Dick, 1968: 35) avec la figure messianique du dénommé Wilbur Mercer. Ce faisant, on cherche à ancrer la conscience apathique dans un corps en mesure de ressentir une quelconque émotion qui, dans le cas de la fusion d’Isidore, s’apparente tantôt à une douleur, tantôt à une forme d’exaltation naissant de la mise en commun des affects:
Il les ressentait, tous ces frères humains, incorporait en son for intérieur le babillage de leurs pensées, entendait dans son cerveau la rumeur de leurs multiples existences individuelles. Tous partageaient, y compris lui, un seul et unique désir: la fusion de leur esprit les orientait vers la colline, l’ascension, le besoin de gravir. (Dick, 1968: 35)
La résistance de la chair face au phénomène du tropisme s’accomplit entre autres via la réappropriation du sentiment empathique alors perçu comme le propre de l’être humain. L’objet permettant la fusion, communément référé sous l’expression de «boîte à empathie», agit à la manière d’un catalyseur pour le ressentiment collectif convergeant vers l’entité métaphysique de Mercer qui, à l’image de Sisyphe, est condamné à réitérer son ascension dans un cycle infini. Si l’espace spirituel qui accueille la communion n’est pas superposé directement au monde d’origine comme l’était la matrice simulant le réel dans Neuromancer, il est néanmoins connecté à celui-ci par l’entremise des boîtes à empathie détenues par les quelques foyers encore établis sur la Terre. Ainsi, il est possible de dresser une analogie entre la représentation graphique du cyberespace de Gibson et la configuration en réseau de boîtes à empathie mise en place par Dick, qui se construisent toutes deux sur le paradigme de l’horizontalité, en opposition à l’entité urbaine du monde concret qui se développe toujours selon une logique de verticalité, vers les hauteurs plutôt que parmi les fondations condamnées par la tropie. La figure de Mercer exprime d’ailleurs la volonté de reconquérir cette verticalité en s’extirpant des profondeurs du «puits [de] cadavres et [d’]ossements» (Dick, 1968: 37) depuis lequel la collectivité espère s’élever parla pratique spirituelle soutenue de «l’ascension».Qui plus est, l’espace métaphysique du Mercérisme ne peut exister sans la connexion continue des fidèles à leurs boîtes d’empathie respectives. Ces dernières peuvent être abordées, depuis le monde matériel, comme autant de points dispersés sur la surface du globe et formant une grille qui assure la communion des individus autrement séparés par de grandes distances, résultat du dépeuplement massif qu’a subi la planète. De plus, le fait de s’engager à vivre l’expérience de la souffrance corporelle en réseau équivaut à briser ponctuellement la solitude, du moins en apparence. Par conséquent, dès que la fusion avec Mercer atteint un degré d’intermittence trop prononcé à l’échelle de la planète, c’est le silence matérialisé —sous sa forme «tropique» disons-nous —et émergeant de la solitude qui investit tous les espaces subséquents, toutes ces zones de «vide» que les sujets à l’identité fragmentaire ne sauraient combler à eux seuls.
Par ailleurs, l’adhérence collective constitue l’un des préceptes à l’immortalité envisagée sous l’angle de la transcendance spirituelle que semble accomplir le personnage de Rick Deckard au terme du récit, alors que le nombre de fidèles mercéristes diminue et que la croyance en cette religion s’estompe. Le protagoniste refuse en effet d’envisager que le culte de Mercer puisse être un simple simulacre sans incidence concrète sur le monde physique puisque cela équivaudrait à admettre que «c’est toute la réalité qui est une escroquerie.» (Dick, 1968: 259) Le lecteur se voit contraint de concevoir un autre régime d’existence qui s’en remet principalement à l’acte de foi lorsque Deckard semble prétendre transcender sa condition humaine pour embrasser l’immortalité incarnée par la figure de Mercer. (Dick, 1968: 261) La sphère spirituelle du Mercérisme peut en ce sens être rapprochée de l’entité matricielle née de la plume de Gibson qui, comme nous l’avons vu, était qualifiée d’«hallucination consensuelle» (1984: 8) par le protagoniste de Neuromancer.
En définitive, la représentation des espaces matériels et spirituels dans Do Androids Dream of Electric Sheep? permet l’actualisation du propos en filigrane de la production littéraire associée à la New Wave. Portant l’idée que, par moments, «l’individu, à son insu, [puisse être] un simulacre d’humain» (Bozzetto, 2007: 37), le récit dickien met en scène un corps humain qui, à l’image de son écosystème, est soumis aux ravages mortifères de la tropie. La subjectivité dans l’écriture nous apprend qu’il n’est désormais plus suffisant de démontrer une capacité de raisonnement pour exister en tant qu’êtres humains distincts des androïdes. Dans cette optique, le cogito issu de la métaphysique de Descartes, «je pense donc je suis», s’adapte au contact de la fiction dickienne pour être transposé vers un matérialisme ontologique en «je souffre, donc j’existe», ou plus largement par «je ressens, donc j’existe». Inaugurer l’empathie comme la spécificité de l’être humain viendrait pourtant exclure un pan de l’humanité et faire ressurgir la possibilité que certains androïdes soient «plus humains que les humains», comme le montre Blade Runner, l’adaptation cinématographique du roman de Dick sortie en 1982. En réponse à cette problématique, les personnages de Gibson à l’origine de l’I.A. ont vu l’accession à un statut «posthumain» comme la seule manière de soustraire la conscience rattachée au corps des conditions matérielles qui affectent sans distinction ni discrimination tous les mortels, catégorie qui englobe aussi bien les humains que les androïdes chez Dick.
Vers l’humain de demain
Alors que la mouvance du cyberpunk dont se réclame William Gibson nous amène à considérer que «[ce] qui fait l’humain, ce n’est pas son corps» (Simioni, 2002: 75), son précurseur Philip K. Dick, en tant que figure de proue de la New Wave, était convaincu à la même époque que ce n’est pas davantage «l’intelligence qui fait l’humain», mais plutôt quelque chose qui relève du domaine de «la compassion, [de] la bonté.» (Dick, dans Lee et Sauter, 2000: 68) Dans Neuromancer, la recherche d’une dématérialisation via le cyberespace se reflète dans la description labyrinthique, voire pénitentiaire, de l’espace urbain qui nous parvient par la médiation du personnage de Case. En vertu du portrait qui nous est dressé de la Cité de la nuit et de ses habitants, il convient de situer l’élément proprement «punk» du courant cyberpunk à l’enclave urbaine que constitue Ninsei, puisqu’elle remet en question les frontières traditionnellement établies entre l’individu et la ville, entre le corps et l’esprit, entre l’homme et la machine. Le clivage corps-esprit est envisagé de manière plus paradoxale dans l’œuvre de Dick; dans Do Androids Dream of Electric Sheep?, la spiritualité en tant qu’espace de convergence des consciences est d’abord perçue comme un moyen de s’ancrer davantage dans le présent sensoriel du corps. Il en va de même pour les concepts de vie et de mort qui s’inscrivent dans un réseau de signifiance instable et qui sont constamment réévalués par l’adoption de focalisations narratives distinctes (par l’entremise des personnages que sont J.R. Isidore, Wilbur Mercer et Rick Deckard) s’avérant transcendantales en regard de leur posture d’origine.
Ceci étant dit, un large faisceau de questionnements subsiste au terme de la lecture des deux œuvres: quelle est la véritable signification de la destruction des mémoires à l’ère de la numérisation? De même, quelle signification accorder à la mort du corps physique lorsqu’il est admis que l’existence puisse perdurer sous la forme d’une conscience virtualisée? Où situer l’humanité en regard des nouveaux paradigmes ontologiques qui surgissent de la fiction, en admettant qu’un tel concept trouve toujours sa pertinence? Si le corps est bien le «socle sur lequel peut s’écrire l’histoire», entendant par là que c’est lui qui «nous inscrit dans un espace et un temps que nous partageons avec d’autres et qui fait que nous sommes en société» (Simioni, 2002: 80), il est possible d’anticiper la fonction que pourrait avoir une mémoire collective entièrement virtualisée dans une instance totalisante telle que la matrice ou le plan de conscience transcendantal d’une religion comme le Mercérisme. À ce sujet, les deux œuvres étudiées ne fournissent pourtant pas de réponses définitives. Elles optent pour un propos teinté par l’ambigüité et guident l’interprétation vers une renégociation des frontières délimitant le corps et l’esprit en tant que couple dichotomique et traditionnellement institué comme composante essentielle de l’humanité. La perte de référents moraux qui caractérise les univers diégétiques de Dick et de Gibson, additionnée au malaise existentiel que vivent les personnages nés de la plume respective de ces écrivains, nous renseignent sur l’état transitoire dans lequel se trouve l’humanité – ou devrions-nous dire la transhumanité – confrontée à une forme ou une autre d’extinction.
En rétrospective, les théories contemporaines de la communication sont celles qui ont permis l’actualisation des récits science-fictionnels centrés autour du culte de l’information et de l’interconnexion en temps réel, puisque certaines estiment que la culture numérique est d’ores et déjà marquée par «une véritable mystique de la communication. La finalité du message étant de circuler, tout ce qui concourt à le freiner transforme le mouvement de l’information en son contraire: l’entropie, le désordre, le mal.» (Breton, 2000: 37 dans Berthoud, Ischy et Simioni, 2002: 61) Est-ce là la préfiguration d’une forme dématérialisée, voire atemporelle, de l’humain de demain, du posthumain? Dans cette optique, nous ne sommes pas loin de la perception véhiculée par les œuvres d’écrivains majeurs de la science-fiction comme Philip K. Dick qui, antérieurement à la sortie du tout premier film Blade Runner et deux ans avant la publication de Neuromancer par William Gibson, concevait déjà l’information comme «la substance vitale, le métabolisme même du monde moderne.» (Dick, dans Lee et Sauter, 2000: 39)
Article par Rachel Prud’homme
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Bibliographie
Livres
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Film
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Articles
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Thèses, mémoires et rapports
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