Après Monstres et fantômes paru en 2018, Québec Amérique nous présente le recueil Stalkeuses sous la direction de Fanie Demeule et Joyce Baker. Toujours dans le but de proposer un véritable panorama de nouvelles voix (féminines pour la majorité) qui commencent à se faire entendre dans le milieu littéraire québécois, le recueil présente seize nouvelles sur le thème tabouisé de l’obsession au féminin. Sous la plume de quinze autrices (et un auteur), la figure de la stalkeuse nous est montrée non pas comme cette figure plus que problématique de l’amoureux éperdu, mais bien pour ce qu’elle est vraiment, soit une créature solitaire mue par un voyeurisme décomplexé et une obsession de l’Autre.
Soyons honnêtes, cela nous est tous et toutes déjà arrivé. Un samedi soir morne, un fond de vin rouge cheap dans une tasse à café à l’effigie de notre maison Poudlard, une production Netflix médiocre dont nous détournons les yeux après deux épisodes, yeux qui se dirigent vers un autre écran qui demeure obstinément noir, silencieux. Les doigts nous démangent, pendant que notre existence défile comme le long fleuve tranquille d’une médiocrité qui se renouvelle sans cesse, une question pèse sans cesse: que se trame-t-il à l’extérieur de nos murs? «[N]ous sommes à la fois confinés à nos rôles et spectateurs des intrigues qui se jouent autour de nous» (78), déclare la narratrice de «Phase lunaire», cernant ainsi la trame narrative qui traverse l’entièreté du recueil Stalkeuses. La solitude, le désir d’atteindre un idéal qui n’existe que chez les autres, la rage face au déni généralisé de notre existence dans un monde plus que connecté ou, même, le réflexe tristement humain de tromper l’ennui par quelque gymnastique cérébrale: la force de Stalkeuses est de proposer des récits qui s’ancrent dans une gamme d’émotions que le lectorat aura certes déjà expérimenté dans notre ère où cette compulsion à regarder sans cesse ce que fait notre voisin.e semble s’être exacerbée avec l’ubiquité des nouvelles technologies, véritables fenêtres toujours ouvertes sur l’intimité de ces autres qui nous fascinent.
Dès la lecture de la première nouvelle, «Diane ne dort plus» par Catherine Côté, le ton est admirablement donné par une écriture dont la douceur recèle pourtant une rage et un désespoir latents. Aussitôt, le lecteur ou la lectrice est forcé.e de se confronter à la solitude, au «silence qui est trop fort» (11). Cette solitude qui enferme nos protagonistes jusqu’à l’étouffement sera par ailleurs le motif central du recueil. Si la solitude représente la condition première pour permettre la filature, elle permet aussi d’éviter la réprimande qui condamnera la narratrice du «Jet » par Fanie Demeule : «La prof a fini par remarquer mes œillades discrètes, mais soutenues. Elle m’a avisée de m’occuper de mes oignons. Qu’il était impoli de regarder les gens dans leur intimité » (60). Elle représente également un canevas vierge qui permet aux narratrices d’imaginer une existence autre, richement peuplée par les protagonistes de leurs observations quotidiennes: «Je projette sur eux tout ce que je ne suis pas», déclare la protagoniste de «Sitting and Smiling,» par Maude Veilleux. La solitude est également un sentiment universel qui nous terrorise de plus en plus à l’ère des réseaux sociaux: «C’est plus fort que moi. Je passe mes journées à regarder s’il est online. Je reste plantée sur mon canapé à le regarder sur mon cellulaire. Pis quand il n’est pas online, je me sens seule.» (155) Dans «Mon sud-asiatique» de Christina Brassard, le stalkage est l’acte cherchant à réduire le néant régnant entre l’illusion de proximité offerte par les réseaux sociaux et la solitude réelle, tangible.
L’une des principales forces du recueil se situe justement dans ces moments de vulnérabilité, nous révélant la profonde humanité des stalkeuses qui ne souhaitent après tout qu’une connexion apte à mettre fin à l’immanence caractéristique de leur existence. Dans « Do you look Goth?», par Krystel Bertrand, l’acte de stalker permet une projection à l’extérieur des confins d’une existence trop beige, trop rive-sudoise: «On s’est imaginé être assez amies avec elle pour aller à des concerts et sortir dans les bars danser toute la nuit comme dans les films.» (103) Ou, alors, l’objet de l’obsession est avant tout un modèle de réussite qu’elles aimeraient pouvoir appliquer à leur propre existence. Nous penserons ici au frénétique «Gillian» par Gabrielle Lessard: «Si j’avais pris ma vie en main… J’aurais les mêmes épaules fines et définies. Les mêmes muscles élégamment tendus sur un dos maigre et magnifique. J’ai tout raté.» (133) Ou, encore, au mélancolique «Camping les cèdres» par Vanessa Courville: «Si Lydia avait, depuis ce jour, commencé à m’habiter à la manière d’une obsession, c’est parce qu’elle désobéissait au paysage.» (20) Désobéir au paysage, prendre sa vie en main: si elles se fondent à leur entourage, les stalkeuses ne le font que pour mieux observer et prévoir comment elles laisseront leur marque dans ce paysage jusqu’alors indifférent à leurs faits et gestes.
Par contre, si l’humanité de certaines narratrices touche la corde sensible des personnes ayant déjà angoissé à attendre une vibration distinctive au fond de leur sac à main, la perversité et la rage d’autres stalkeuses auront tôt fait de mettre à bas la figure autrefois hautement romancée de l’amoureux infatigable. À ce titre, la nouvelle «Le jet» (Fanie Demeule) vous habitera longtemps après votre lecture. Si la narratrice se conçoit comme une amatrice d’art d’un genre franchement particulier (dont je ne révélerai pas la nature afin de ne pas gâcher votre propre plaisir), celle-ci entraîne son lectorat dans son obsession en nous en fournissant littéralement les instructions détaillées qui feront rougir les amateurs et amatrices d’art, disons, plutôt classique: «L’angle d’observation optimal est la vue arrière de trois quarts, qui compose un tableau équilibré mettant en valeur la courbe naturelle de la colonne vertébrale, de la tête à la croupe» (60). Si le simple contact visuel réussit à rasséréner jusqu’à plus soif la narratrice du «Jet», il n’en sera toutefois pas de même pour les narratrices de «C’est réservé» et « Phoenix, », respectivement par Joyce Baker et Marie-Hélène Larochelle, qui outrepassent avec violence la limite implicite du voyeurisme pour passer à l’acte, s’assurant ainsi une mainmise totale sur l’objet du désir. Si la protagoniste de Baker nous laisse sur une promesse en suspension, peut-être jamais mise en branle — «Je vais retourner à mon bon vieux spot au détour du corridor et attendre que tu arrives à en avoir mal aux jambes pis t’enterrer, te garder au chaud, en sécurité» (45) —, celle de Larochelle met fin au recueil avec éclat en consommant l’objet du désir, un acte de communion ultime témoignant du triomphe de la désirante sur la désirée: «Ne demeurera que le parfum pétillant de la jeunesse immolée.» (179)
Somme toute, Stalkeuses est un recueil formé de seize nouvelles qui coexistent à merveille dans cette volonté de plonger au cœur de la psyché humaine à l’aube d’un esseulement radical, provoqué par la prolifération des réseaux sociaux qui, elle-même, entraîne une compulsion à la performance de soi. Autre point fort du recueil, les seize biographies des participantes (et du participant!) ne nous en révèlent au final que très peu à leur sujet, semblant obéir à une logique perverse, soit celle de soumettre le lecteur ou la lectrice à la tentation d’empoigner son téléphone, son ordinateur, ses jumelles…
Stalkeuses. Sous la direction de Fanie Demeule et Joyce Baker, Éditions Québec Amérique, collection « Littérature d’Amérique », 192 pages.
Article réalisé par Audrey Boutin, candidate à la maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal et co-directrice de L’Artichaut.