Avec l’hiver à nos portes, la grisaille fait son apparition, préparant Montréal à la gadoue, la pluie verglaçante, aux flaques d’eaux qui ressemblent aux Grands Lacs et au froid intermittent. «Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver», remarquait Vigneault. Nous n’avons plus les hivers que nous avions et la blancheur immaculée de la neige québécoise a fui la ville et ses voitures qui font si peu de cas de sa beauté. Avec elle, bon nombre de traditions hivernales canayennes ont décidé d’entamer l’exode en sens inverse, retournant en campagne pour ne pas s’éteindre doucement dans l’oubli, au pied des centres commerciaux. La tradition a pansé ses plaies dans un petit sanctuaire de Lanaudière, à Saint-Alphonse-Rodriguez. Elle a repris des forces devant un bon feu de bois, s’est gavée de ragout d’pattes sous l’oeil bienveillant d’une famille de vaillants bûcherons. Sous les encouragements de ceux-ci, elle a revêtu toute sa force d’antan pour entonner sa chanson grivoise préférée. Elle se sentait tellement forte en leur compagnie qu’elle a décidé d’aller reconquérir Montréal, celle-là même qui l’avait tant fait souffrir. Pour lancer son vaste retour, elle a élu domicile à la Tohu, établissant son camp de bûcherons en guise de forteresse avec l’aide du Cirque Alfonse. Cette fois-ci, aucun doute, les Montréalais devront se rendre à l’évidence, ils ne peuvent se débarrasser aussi facilement d’un si riche héritage. Son grand cri retentissant des confins de Rosemont jusqu’à Brossard, le Cirque Alfonse rugit le retour de la tradition : TIMBER!

Timber! © photographie Luce TG
C’est peut-être un long préambule pour introduire le nouveau spectacle circassien de la bande d’Alfonse. N’empêche que c’est réellement l’impression qu’il m’a laissé, comme un retour à nos racines par un temps si gris. Avant de vous dire ce que j’en ai pensé, je souhaite dissiper toute l’expertise que vous pourriez m’accorder dans le domaine du cirque. Je n’y connais pratiquement rien et c’était le premier spectacle de cirque auquel j’assistais. Voilà, c’est dit, le critique a fait son devoir d’honnêteté. Quoi qu’il en soit, si c’est ça le cirque, si c’est tout le temps aussi extraordinaire que Timber!, vous pouvez être absolument certains que ce ne sera pas la dernière fois!

Timber! © photographie Luce TG
En piste! Le spectacle est lancé par toute la bande de joyeux lurons qui entame un p’tit reel de trad. Les pieds battent le rythme, les violons, les guitares et les banjos s’enflamment. Il y a dans l’air comme une odeur de Jour de l’An. La bête s’éveille, tirée de son sommeil par une magnifique complainte de la danseuse Julie Carabinier Lépine. La bête est multiple, elle a six bras gros comme des troncs d’arbres et trois barbes aussi hirsutes que le poil d’un ours (ne faites pas l’erreur de prononcer le «s», ça ne se fait pas ici). La bête, c’est Antoine Carabinier Lépine, Jonathan Casaubon et Guillaume I. Saladin. Le genre de gars qui te pousse à te demander où peut bien être passée ta virilité. Ça se lance des bûches et jongle avec des haches quand ça ne chante pas. La vie dans un camp de bûcheron, quoi. On a droit à des numéros de roue Cyr remplacée par une roue de chariot, à un combat d’équilibristes sur des bûches qui roulent, à une profusion de saltos sur une planche sautoir ou une barre flexible. Pendant que les jeunes s’appliquent à casser la baraque, Alain Carabinier, l’aîné faisant office de clown, essaie de chier en paix dans sa bécosse en bois. Peine perdue, les jeunes ne lui laissent pas un instant de répit, allant même jusqu’à le tirer de sa chaise berçante à l’aide d’une corde qui le maintiendra dans les airs pour un bon moment. Et même avec tout ça, il arrive à tirer périodiquement quelques coups sur sa pipe de pépère.

Timber! © photographie Luce TG
L’ambiance de Timber! est survoltée du début à la fin sans jamais que la menace du temps mort plane au-dessus de la Tohu. Chaque numéro est un pur émerveillement, confinant le spectateur au bout de son siège, comme horrifié à l’idée que les artistes finissent par se décapiter d’un coup de hache mal placé ou tombe d’une hauteur de trois hommes. Julie Carabinier Lépine est un pur plaisir pour les yeux et les oreilles avec son numéro de haute voltige en couple, tantôt dansant la claquette avec la fougue du malin, tantôt contraignant ses hommes à marcher au pas en faisant claquer son fouet en chantant joyeusement. Quant à la force des trois acrobates, disons simplement qu’elle tient du prodige. Les quatre musiciens sont parfaitement intégrés à la trame narrative du spectacle, participant à plusieurs numéros quand ils ne nous donnent pas le goût de giguer toute la nuit. Enfilez donc vos chemises à carreaux, chaussez vos sabots et allez y faire un tour. La tradition est de retour en ville et la grisaille peut bien retourner d’où elle vient! En attendant, moi je vous souhaite un joyeux Noël et une bonne année, en espérant que vous oserez vous réapproprier un p’tit pan de culture québécoise pour égayer vos réveillons. On se retrouve en janvier pour une saison hivernale de théâtre qui s’annonce aussi faste qu’une belle grosse dinde bien garnie.
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Timber!, de Cirque Alfonse, présenté à la Tohu, du 18 au 31 décembre, M.E.S. de Alain Francoeur.