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17-04-2025 Vol 19

Leçon de modestie pour une cause délavée : Yes de Félix Rose et Éric Piccoli

À l’ère d’une crise humanitaire d’envergure conjuguée à une ascension alarmante du tandem populisme-protectionnisme à l’échelle mondiale, on peut justement se recroqueviller afin de s’interroger sur l’état des choses à son propre niveau national. Le Canada parait bien à l’international, dirigé par un gouvernement de figures de cire tout sourire qui, semant l’inconséquence par les bonnes intentions comme d’autres par les menaces incendiaires, prétend aux valeurs progressistes. Quant au Québec, état indéfectiblement loyal à sa condition polémique, où se situe-t-il et, surtout, comment se définit-il ?

Un peu plus d’un an avant la destitution du naguère odieux et désormais oubliable Stephen Harper – dont le règne accordé par notre mode de scrutin uninominal assembla pour un temps la belle province sous un sentiment d’usurpation –, Simon Beaudry se rendit en Écosse. Artiste québécois, il se présenta en territoire étranger à l’occasion du référendum sur l’indépendance écossaise de 2014 afin d’y interpréter une œuvre performative à la manière théâtrale et nomadique d’un prophète. Avec Samuel Bergeron, l’homme aux préoccupations souverainistes similaires derrière la présence Internet Un Québécois en Écosse, ils formeront le duo porteur de Yes.

Ce premier long métrage documentaire de Félix Rose et d’Éric Piccoli s’attarde sur la problématique de la singularité culturelle, par l’enregistrement actif d’une mise en dialogue entre deux états culturellement distincts qui envisagèrent leur indépendance. Adoptant une approche esthétique engagée, le film suit l’évolution de la démarche artistique de Beaudry s’étalant sur les 15 jours précédant le référendum. En dialogue constant avec Bergeron qui commente et conseille sa performance, il adapte sa stratégie au fil de la perplexité que son œuvre suscite. L’oeuvre performative se déploie en un tracé de destinations en atterrissant à Glasgow et décollant d’Edinburgh, en passant par l’archipel des Shetland.

En élisant une démarche à potentiel aussi polémique pour conduire leur questionnement, les cinéastes s’avancent sur un double terrain, à la fois territoire de confrontation et perspective d’ouverture. Beaudry choisit à l’origine d’interpréter un personnage récurrent dans son œuvre, soit « Le Conducteur ». Coiffé d’un casque à visière lui-même chapeauté de bois de cervidés, il se présente vêtu d’une chemise à carreaux décorée d’une ceinture fléchée. Cet ensemble prend d’abord vie au Québec dans le prologue du film, par l’action du transport d’un drapeau du Québec. En sol local, cet amalgame de symboles peut sembler éloquent si confronté à un public au fait des traditions ancestrales québécoises. En Écosse — et à peu près partout ailleurs où l’emblème du Patriote bas-canadien blanc et est largement méconnu – un affublement pareil paraît immanquablement saugrenu et tout au mieux surréaliste. D’abord contraint d’adapter son costume à cause d’un bris matériel occasionné par le transport en avion, Beaudry constate assez rapidement l’incongruité de sa méthode d’approche. Alors qu’il a déjà troqué son fleurdelisé pour un drapeau écossais, un membre du camp du Yes tenant un kiosque sur le trottoir lui communique qu’il s’avérerait préférable pour leur cause qu’il se départisse carrément de symboles identitaires.

Yes – Éric Piccoli et Félix Rose

L’ombrage présumé du pamphlet souverainiste s’estompe rapidement à l’amorce du visionnement, devant l’évidence que les cinéastes ne joueront pas cette carte. Dans le contexte d’un film animé par des convictions pro-indépendance limpides, on insiste sur la nuance. On cède une place, par un montage équilibré, aux camps adverses et aux contradictions présentées par le parti prôné. Les différents intervenants, dont la diversité des origines reflète la mixité culturelle actuelle de l’Écosse, l’indiquent à travers le film : les raisons motivant l’idée de l’indépendance du Québec diffèrent fortement de celles à l’origine du projet en apparence pourtant similaire de l’Écosse. Samuel Bergeron soulignera d’ailleurs lui-même la divergence la plus constituante : la revendication d’indépendance de l’Écosse résulte d’une volonté de gérer l’ensemble de ses politiques à l’interne plutôt que du point culminant d’un projet identitaire comme le cas du Québec. Tout en invitant ainsi au dialogue, Rose et Piccoli s’approprient efficacement quelques stratégies remontant au cinéma direct. Ils s’inscrivent  d’emblée dans une tradition documentaire nationale aujourd’hui inhérente à l’identité culturelle québécoise. L’usage de grands-angles, de plans d’ensemble qui cadrent leurs sujets à égalité avec leur environnement, de plans-séquences à l’épaule ainsi que de bris du 4e mur témoigne d’une volonté théorique d’objectivité rappelant les œuvres maitresses de Michel Brault. Les maintes hésitations et réflexions artistiques que Beaudry adresse au hors-champ a priori occupé par l’équipe de production filmique renforcent le caractère authentique de cette démarche qui évoque la renaissance d’une cause que beaucoup jugent dépassée.

Cette rigueur conceptuelle de la mise en scène œuvre, hélas ! au détriment de la qualité photographique du documentaire, qui s’avère en comparaison déplaisante et monotone. Les transitions de la carte du monde et l’animation psychédélique sur motifs de ceinture fléchée détonnent d’incongruité et de paresse. Les compositions photographiques et le travail de coloration prescriptif qui se révèlent un peu trop au service de la performance de l’artiste auraient pu, en contrepartie, bénéficier d’une dose de fantaisie. Si cette faiblesse ne provoque pas l’indignation, elle est néanmoins décevante, surtout considérant la richesse esthétique du paysage écossais.

Yes – Éric Piccoli et Félix Rose

Sans convaincre de la nécessité de l’indépendance québécoise, Yes parvient à établir que la question mérite une adaptation à la réalité contemporaine de la province. Les cinéastes exposent l’entièreté de la démarche de l’artiste, de son idée missionnaire de départ à sa déconfiture, usant d’une mise en scène engagée qui évoque l’apport québécois au cinéma de non-fiction. Faute d’une finition photographique renversante cette esthétique vigoureuse arrive pourtant à actualiser la problématique de la corrélation entre une identité culturelle distincte et l’autonomie politique. La transformation que la performance de Simon Beaudry subit au gré de son séjour en Écosse suggère une ouverture à l’apprentissage dont le mouvement social souverainiste historiquement exclusif pourrait aussi bénéficier. Passant d’une parade identitaire à une intervention anonyme in situ, son œuvre d’art dans l’espace public suggère un caractère suranné aux symboles ancestraux auxquels se rattache toujours un pan de l’identité québécoise, au profit d’une réflexivité affranchie de la théâtralité, mais animée par la volonté de dialogue.

Enfin, il se dégage de ce film une intégrité rhétorique prometteuse pour les jeunes documentaristes ainsi qu’une leçon d’humilité pour les deux mouvements souverainistes. Si les Écossais essuient actuellement le rejet d’une récidive référendaire par le parlement britannique suite au Brexit, ils raflent les motivations pour l’espoir d’un futur indépendant. Le projet politique homologue du Québec, quant à lui, gagnerait probablement en sagesse à s’émanciper de son nombril identitaire, reflétant peut-être ainsi davantage la diversité qui teinte sa société actuelle.

Yes d’Éric Picoli et Félix Rose est sorti en salle le 10 mars.

Article par Fani Claire.

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