Les Rendez-vous du cinéma québécois ont été une occasion en or pour faire du rattrapage et voir certains films québécois dont on aurait pu manquer la sortie en salle au cours de l’année. Mieux vaut tard que jamais! Voici donc, avec quelques mois de retard sur leur sortie en salle, les critiques de :
Pays, de Chloé Robichaud
Boris sans Bétrice, de Denis Côté
Embrasse-moi comme tu m’aimes, André Forcier
Juste la fin du monde, Xavier Dolan
Pays – Chloé Robichaud
Dans ce 2e long-métrage (après l’inégal Sarah préfère la course), Chloé Robichaud vise très haut et frappe un mur. Les intentions étaient toutefois louables et auraient sans aucun doute pu aboutir à un grand film : aborder non seulement la politique, mais le faire d’un point de vue féminin. Le film suit donc le destin de trois politiciennes (une cheffe d’État, une médiatrice et une jeune députée) l’espace de quelques jours lors d’une rencontre diplomatique sur un état insulaire fictif, durant lesquelles elles devront faire face à plusieurs soucis, tant d’ordre professionnel que personnel.
Malgré ce synopsis prometteur, les ambitions « politiques » de Robichaud tombent rapidement sous le coup d’une réalisation désincarnée, de choix artistiques pour le moins malheureux et d’un scénario bancal manquant cruellement de souffle. Incapable de se positionner ou d’évoquer de grandes idées, l’intrigue politique tourne autour de lieux communs et de dialogues verbeux livrés par des personnages stéréotypés (mention spéciale au personnage du lobbyiste : huileux, bedonnant, moustachu, l’œil mauvais – il ne manque que le cigare). Très peu à se mettre sous la dent également pour ce qui s’agirait d’une véritable critique de la domination masculine en politique : on reste encore une fois dans les lieux communs (le ministre macho interprété par Rémy Girard est particulièrement décevant, car il confine les comportements misogynes à leur caricature, en faisant l’apanage de quelques « mononcles » bedonnants), sans chercher à aborder de façon plus large un système conçu pour asseoir la domination des hommes. Au milieu du film, une désastreuse séquence juxtapose symboliquement un match de hockey bottine avec une séance de négociation corsée, le tout rythmé par une musique jazz des plus incongrues, et c’est bien tout ce que Pays est capable d’offrir comme idée sur la politique.
Robichaud s’inspire des grands noms du cinéma québécois (Perreault, Groulx, Brault) et tente d’évoquer le cinéma vérité engagé de ces grands maîtres, reprenant par exemple le décor marin (Pour la suite du monde) ainsi que les zooms et autres effets de style pseudo-documentaire (qui semblent ici pour le moins malhabiles) ; elle n’arrive malheureusement pas à invoquer leur poésie ou leur charge politique. Une imitation par moment habile, mais au final tristement inconséquente.
Les trois interprètes principales se démarquent (particulièrement Nathalie Doummar dans le rôle de la naïve mais volontaire députée), mais semblent abandonnées à leur sort, la caméra glaciale échouant à leur conférer la moindre chaleur ou humanité. Seules quelques scènes se distinguent, dont un chant tragicomique (qui n’est pas sans évoquer la scène de karaoké de Sarah préfère la course, qui elle aussi se démarquait dans un film en dents de scie), mais c’est trop peu, trop tard.
La finale tirée par les cheveux est le dernier clou dans le cercueil du film : une tentative transparente et désespérée de « choquer » par un déchaînement soudain et inattendu de violence, à la façon d’un Haneke (mais ce serait alors très mal comprendre les implications de Haneke) — une tare qui affligeait également le douteux Laurentie, lui aussi porté par des intentions « politiques » tombant lamentablement à plat et cherchant désespérément à se donner un second souffle subversif dans son dernier acte par un acte d’agression aussi gratuit que risible.
En somme, là où l’indigeste Ceux qui font les révolutions à moitié se perdait dans les méandres de sa vision politique surannée et passéiste, Pays, au contraire, échoue à seulement formuler ses positions politiques, demeurant dans le domaine de l’illustration.

Boris sans Béatrice – Denis Côté.
Entre deux films plus expérimentaux, Denis Côté retourne au cinéma « à grand déploiement » avec Boris sans Béatrice, conte moral mettant en vedette un James Handyman au sommet de sa forme dans le rôle de Boris Malinowsky, petit bourgeois arrogant forcé de confronter ses travers quand sa femme Béatrice se trouve mystérieusement catatonique. Le légendaire Denis Lavant (Holy Motors, Mauvais Sang, Mister Lonely) complète un très bon casting dans le rôle d’un mystérieux inconnu, mélange d’ange gardien et de juge démoniaque.
Une fois de plus, Denis Côté n’hésite pas à se mettre en danger, multipliant les ruptures de ton, mélangeant Buñuel à Rohmer, avec une touche de Pasolini. L’émotion surgit des situations les plus improbables, tout comme le rire. James Handyman, quant à lui, offre une composition nuancée et attachante d’un Boris Malinowsky de prime abord assez rebutant, mais qui finit par gagner le cœur de l’audience.
Si Côté s’était auparavant intéressé à la marginalité et l’isolation[1], il s’intéresse cette fois à la moralité, à la prise de responsabilité. On ne s’attendra évidemment pas à des réponses (à ce point, ce serait mal connaître Côté), mais on repartira avec des réflexions et questionnements, qui, s’ils restent autant dans le brouillard que Boris, continueront à nous habiter.
Boris sans Béatrice part en effet d’une question toute simple : que se passerait-il dans un monde où nos actions et notre moralité auraient des impacts directs sur la réalité? Comme le souligne l’inconnu à Boris, Béatrice est catatonique par sa faute ; une faute non pas littérale, mais bien de l’ordre de l’intangible ; une faute morale. Si la justice des hommes (la fameuse « justice sociale », caricaturalement défendue par la fille militante de Boris) s’est substituée à la juste divine, elle est impotente face aux riches et puissants comme Boris Malinowsky ; seul un retour vers un monde tenant de la fantaisie et du rêve peut provoquer un changement chez lui. Là où les remontrances de son entourage glissaient sur Boris, c’est bien la justice ambiguë du conte qui le changera, ou du moins le mènera à une remise en question. En s’éloignant ainsi d’une accusation qui tiendrait davantage du social que du moral, Boris sans Béatrice devient un film qui, s’il est « moral », n’est pas nécessairement moralisateur.
Rappelons toutefois qu’une fois de plus, Denis Côté pratique son savant art de l’autosabotage, tirant le tapis sous les pieds du spectateur dès qu’il croit s’être accroché à une interprétation du film. Difficile donc d’interpréter de façon satisfaisante la finale, entre moment d’émotion sincère et pied de nez au spectateur s’attendant à une happy end bien mérité. Les amateurs y verront le signe d’un créateur refusant de couler ses œuvres dans le béton, les laissant plutôt être déconstruites par chaque spectateur, mais les détracteurs de Côté y verront une fois de plus un manque de courage et une retraite vers la facilité de l’ambiguïté, une incapacité à traiter ses sujets et thématiques comme autre chose que des prétextes esthétiques. Quoi qu’on en pense, force est néanmoins de constater que Boris sans Béatrice constitue possiblement le film le plus solide et maîtrisé de la partie « grand budget » de la carrière de Denis Côté (et peut-être même de sa carrière tout court), atteignant un équilibre entre les différents ingrédients de son œuvre unique et audacieuse.

Embrasses-moi comme tu m’aimes – André Forcier
André Forcier (Coteau rouge, Les États-Unis d’Albert) vise large avec Embrasse-moi comme tu m’aimes, mélodrame à grand déploiement à saveur gothique, présentant un éventail de personnages excentriques et saugrenus dont il a la recette. Sous les auspices d’une histoire (pour le moins grotesque) d’amour incestueux entre deux jumeaux (Juliette Gosselin et Émile Schneider), Forcier trace en filigrane le portrait (tout aussi incestueux) de la société québécoise des années 40, coincée entre la menace allemande et l’autorité fédérale, tentant désespérément de s’affirmer, quitte à disparaître dans les soutanes des curés.
Curieux et inclassable film qu’Embrasse-moi comme tu m’aimes. Un film trop ridicule et loufoque pour séduire la petite élite pseudo-intellectuelle, mais par trop étrange pour séduire un large public gavé à des propositions autrement plus posées. Inutile de dire que les spectateurs cherchant un nouveau Louis Cyr (ou même un autre Babine) seront pour le moins déçus. Toutefois, qu’on ne s’y trompe pas : Forcier assume entièrement le côté autoparodique de son projet, ses décors de carton-pâte, son humour potache, ses comédiens survoltés, son scénario halluciné, ses éclairages appuyés, ses couleurs surannées, sa musique dégoulinante. L’attrait particulier du film réside dans son contraste d’une histoire tout droit sortie de la plume de Melville ou Lewis (le Pola X de Leos Carax vient spontanément à l’esprit) et d’un style visuel bon enfant et vibrant, qui interdit toute forme de sérieux à son histoire (elle-même emplie de retournements pour le moins ridicules, sinon surprenants). C’est donc au-delà des amourettes interdites des jumeaux qu’il faudra aller chercher le sens du film.
Dépassant le cadre familial de son récit, le film évoque sur le ton de la satire l’histoire du Québec et de son cinéma au grand complet, dans tout ce qu’elles ont d’incestueux. En parallèle aux amours interdits et refoulés des jumeaux, l’amour non réciproque du Canada et du Québec, embrigadé dans une guerre qui n’est pas la sienne ; les conflits intestins des familles font écho à la naissance d’un nationalisme aux relents de fascisme. Non sans une certaine ironie, André Forcier est allé chercher la quasi-totalité des membres de l’UDA pour le film (tous y passent : Roy Dupuis, Antoine Bertrand, Julien Poulin, Sonia Vachon, Pierre Verville, Patrick Drolet, sans oublier Rémy Girard), commentaire pour le moins cinglant sur le côté incestueux du milieu artistique québécois. Bons joueurs (ou inconscients de la moquerie), les acteurs se prêtent au jeu avec enthousiasme : Antoine Bertrand est particulièrement savoureux dans ce qui pourrait être une parodie de son rôle du curé Label ; idem pour Julien Poulin, hilarant dans son rôle de sergent instructeur amoureux du Canada (!) et Denys Arcand, qui fait quant à lui une mystifiante apparition dans le rôle d’Édouard Montpetit.
Force est de constater que Forcier compte très peu d’égal au Québec quand il s’agit de créer une atmosphère et possède en outre un don inimitable en ce qui a trait à la composition de personnages qui, en l’espace d’une apparition, sont gravés à tout jamais dans notre mémoire. Cette amusante fresque de personnages névrosés et ridicules, si elle rend le film inoubliable, est paradoxalement sa plus grande faiblesse : en visant aussi large, Forcier s’éparpille quelque peu, et manque à l’occasion de moyens face à l’impressionnante tâche de diriger un aussi grand et populeux navire. Qui trop embrasse mal étreint — on ne boudera toutefois pas notre plaisir devant cet étrange mais nécessaire ovni, œuvre d’un créateur singulier qui n’a clairement pas dit son dernier mot.

Juste la fin du monde – Xavier Dolan
Beaucoup d’adolescents passent à travers une phase où, se sentant incompris par leurs bourges, ils se prennent à fantasmer leur mort prochaine — préférablement dans des circonstances dramatiques — qui « donnerait une bonne leçon à tous ces ignares ». Qu’ils se réjouissent : Juste la fin du monde est la matérialisation cinématographique de leur fantasme, tournée avec les plus grands noms du cinéma français sur un budget de près de 7 millions d’euros. L’effort n’est pas entièrement vain : l’illusion d’un bon film est parfois palpable.
Après le curieusement dénué d’humour Tom à la ferme, Dolan adapte de nouveau une pièce de théâtre, se basant cette fois sur la pièce de Jean-Luc Lagarce, racontant le retour à la maison, après plusieurs années d’absence, d’un dramaturge célèbre et mourant. En froid avec sa famille, il cherche à leur avouer sa mort prochaine, mais les vieilles querelles ont tôt fait de ressurgir. Prémisses typique du mélodrame, que Dolan confond malheureusement avec l’hystérie : là où le texte de Jean-Luc Lagarce se serait prêté à un rythme insidieux, fébrile, affolant, le film est ici figé pendant une pénible heure et demie sur la même note histrionique, réduisant au passage ses acteurs à des figures de carton-pâte contraints à la répétition à défaut de l’évolution : Antoine (Vincent Cassel), le grand frère colérique, est particulièrement affligeant, coincé dans une rage tellement perpétuelle qu’elle cesse de surprendre et finit rapidement par devenir un irritant de plus. Quant au proverbial fils prodige, Jean (Gaspard Ulliel, lunaire et effacé), il agace plus qu’il ne séduit, coincé dans un ricanement silencieux et condescendant, en soi caractéristique de l’éloge de la marginalité au centre de l’œuvre de Dolan, incarnée ici dans ce qu’elle a de plus binaire et manichéen : me against the world. Le film en entier tourne autour de ce fils exilé, chaque respiration des personnages satellites lui étant tributaire, à sa satisfaction plus qu’évidente (les premiers plans du film, montrant une série de figurants se retournant sur son passage pour le fixer, en disent long). Le mot narcissisme a souvent été lancé (parfois à tort) pour décrire la subjectivité totalisante des personnages de Dolan (qui se trouvent associés par la force des choses à leur auteur) — jamais il n’aura été aussi approprié que dans ce cas d’espèce, avec ce personnage omniscient et omnipotent, soleil autour duquel gravitent les astres grimaçant de sa famille. Pour le coup, on penserait à une variation sur le Teorema de Pasolini, mais sans la politique et la poésie qui viendraient justifier pareille mise en scène.
Pas qu’une telle vision des choses soit nécessairement un problème. Le narcissisme avoué du personnage aurait pu être source d’introspection, d’un regard certes tourné vers soi-même, mais critique, nuancé. L’occasion aurait été idéale pour Dolan de répondre à ses détracteurs – qui l’avaient accusé dès J’ai tué ma mère de faire un cinéma de l’ego -, d’assumer son sentimentalisme, d’affirmer haut et fort son romantisme. Juste la fin du monde aurait ainsi bénéficié d’un salvateur second degré, demandant un effort de positionnement et de réflexion, déconstruisant et remettant en question les films précédents. Il aurait pu être une mise à nue, un aveu de vulnérabilité. Il suffit de penser à Buffalo 66 et The brown bunny de Vincent Gallo, personnage autrement plus narcissique que Dolan (et avec un similaire penchant pour le sentimentalisme). Le traitement de Gallo de ses personnages (qu’il interprète lui-même) est teinté du même narcissisme que chez Dolan, mais il trouve son équilibre en ce que si le regard est résolument tourné vers l’intérieur, il l’est sans le moindre ménagement de la part du cinéaste. Gallo interprète sans concession des personnages (qui se voient automatiquement associés à son excentrique personnalité publique) lâches, bornés, angoissés, agressifs, misanthropes, misogynes, avares, mais surtout vulnérables, s’accordant à la fois le rôle principal et tous les défauts du monde. Il en résulte ces protagonistes ambigus et nuancés, à la fois héros et zéros, attachants et antipathiques ; Gallo baisse sa garde, et montre la fragilité cachée derrière la bravade. Rien de tout cela ne se retrouve dans la Juste la fin du monde : Jean est une création lisse, dénuée de substance (le spectateur en sait à peine plus sur lui que sa famille), tenant davantage du tableau que du personnage, une pâle et monotone figure de saint Sébastien.
La souffrance de Jean, à défaut d’être communiquée, se retrouve ici sublimée dans une représentation purement esthétique (voir esthétisante), appuyée par la direction photo grandiloquente d’André Turpin, entièrement centrée autour d’une série de gros-plans appuyés et forcés, qui, au lieu de créer une atmosphère de tension et de claustrophobie, enferme tous les personnages dans leur cadre, les coupant les uns les autres, les réduisant à une série de têtes hurlantes figées dans une série d’affects. Par intermittence, des scènes oniriques fort peu utiles au récit révèlent la propension plus que jamais manifeste de Dolan à faire dans le vidéoclip : une série d’images tout droit sortie d’une compilation MTV, rythmées par les tubes des dernières années ou la pompeuse bande originale de Gabriel Yared. Dans ces séquences, Dolan est pire que narcissique : il est banal. Et voilà bien ce qui déçoit le plus de ce dernier long-métrage : la banalité de son propos, son manque d’envergure ; un trivial récit sur l’incommunicabilité (un autre!), figé dans une plasticité surannée, colonisée par l’imaginaire vidéoclip. Avec cette gigantesque occasion manquée, Dolan montre une fois de plus l’impasse dans laquelle se situe son cinéma ; l’œuvre d’un cinéaste précoce au talent indéniable, mais dont la minceur de propos est plus que jamais manifeste.

Les Rendez-vous du cinéma québécois avaient lieu du 22 février au 4 mars.
[1] Boris Malinowsky, malgré qu’il soit l’incarnation de la réussite sociale dans l’univers néolibéral, n’en demeure pas moins un marginal « à la Denis Côté » à bien des égards : solitaire, renfermé, vivant en autarcie dans sa luxueuse maison située en région.