Anne Cauquelin, philosophe, plasticienne, essayiste, et professeure à l’université de Paris X Nanterre et à l’université de Picardie, est l’auteure d’une quinzaine d’ouvrages et de plusieurs articles publiés principalement dans la Nouvelle revue d’esthétique. Animés par la curiosité et l’impatience, tel qu’elle nous le révèle lors d’un entretien avec Alain Mons[1], ses intérêts de recherches portent sur la ville, l’urbanisme, la question du fragment, la logique aristotélicienne, l’espace virtuel, l’art contemporain, le paysage, le jardinage, les théories de communication, l’exposition de soi, mais aussi sur l’espace hybride. En effet, la thèse que Cauquelin a élaborée, notamment dans la deuxième partie de son livre Le site te le paysage[2], suggère une nouvelle approche notionnelle de différentes formes spatiales émergeant à la fois de l’évolution technologique et de notre usage accoutumé de ces formes. De plus, sa réflexion touche de près à une composante fondamentale qui s’articule autour de l’identification du processus sémiotique émanant de la pratique du design d’événements. En effet, l’espace hybride, cette notion à laquelle nous nous intéressons, circonscrit et enveloppe l’espace événementiel en lui traçant, d’une part, une frontière au territoire qu’il occupe et, d’autre part, une dimension symbolique qui participe à la construction d’un récit cohérent. Notre hypothèse est que la réflexion d’Anne Cauquelin, qui vise à établir une analogie entre l’espace « virtuel » et l’espace « possible » en distinguant un troisième type d’espace qu’elle qualifie d’« hybride », contribue à l’appréhension de dimensions sémiotiques des différentes entités spatiales des événements multiplateformes.
En soulevant la duplicité ancrée dans l’usage du terme « site » dans l’espace géographique et l’espace numérique, Cauquelin suppose qu’il s’agit d’une déclinaison linguistique qui vise à faciliter le passage entre deux espaces différents :
Le terme « site », qui désigne un espace ordonné en vue d’une action, s’oppose de ce fait à la définition traditionnelle du paysage, et il a en outre la caractéristique de se dédoubler : une de ses acceptations concerne l’espace territorial (le site d’une ville, d’une entreprise), l’autre appelle l’espace télélectronique — les sites de la Toile (site web)[3].
Elle consacrela première partie de son ouvrage à l’examen du vocabulaire et de notions d’Internet afin de mettre en évidence le processus linguistique qui consiste à nous assurer un passage fluide de l’espace réel à l’espace numérique par le biais de la métaphore et de la naturalisation de la technicité.
Quant à la deuxième partie, en axant sa théorie sur l’espace, l’auteure nous suggère une analogie entre l’espace réel et l’espace du web, à partir de laquelle elle aboutit à la conclusion que, aussi bien dans le premier que dans le second, on est face à deux formes spatiales dont l’intersection engendre un troisième. Elle nous démontre que dans la réalité comme dans le web le processus d’interprétation s’articule en fonction d’un espace géométrique et d’un lieu propre. La somme de ces deux derniers produit un espace hybride qui est le « site[4] ». Ses inductions reposent sur des analogies avec des philosophies et des idées du passé qui lui permettent de structurer la liaison entre le réel, le possible et le virtuel. Selon Cauquelin, cet espace hybride, qui est le site, est une invention, comme l’a été le paysage, qui tend à envelopper l’espace abstrait et le lieu propre tout en permettant de nous situer dans chacun de deux environnements et d’acquérir une position qui peut être à la fois matérielle et immatérielle.
Cauquelin se fonde, dans son approche conceptuelle, sur une distinction épistémologique de trois types d’espaces : l’espace abstrait, issu de la géométrie, l’espace concret, issu de mémoire et de trace, qui est le « lieu », et un espace hybride qui est le croisement des deux précédents et que l’auteure identifie comme étant le « site ». C’est à partir d’une stratification canonique émanant de notre vocabulaire spatial — qui consiste souvent en des unités de mesure — qu’on est capable de structurer l’espace géométrique suivant son étendue en inscrivant le plus petit dans le plus grand, de sorte qu’il soit divisible, calculable et abstrait. De son côté, le lieu est plutôt singulier, défini et précis. Il renvoie à des occasions et suggère l’interprétation. D’ailleurs, Jean-Pierre Vernant rappelle que, dans la pensée grecque, le lieu s’associait à la puissance des rois archaïques ; il est la source de leur pouvoir, de leur force, de leur magie. Donc, il était hors de question de le céder[5]. Toutefois, l’avènement de la république a suscité la démocratisation de l’espace et, par conséquent, celui-ci est devenu partageable et laïque. Cela dit, le lieu a préservé sa dimension symbolique et son aspect singulier non seulement dans l’imaginaire collectif, les croyances mythiques et les pensées culturelles, mais aussi dans des endroits sacrés et cultuels où la magie demeure éternelle[6]. Ainsi s’entremêlent l’espace et le lieu pour enfin engendrer une nouvelle morphologie spatiale hybride telle que la fameuse agora ou le prodigieux théâtre grec. En somme, l’hybridation spatiale repose sur deux notions fondamentales. D’une part, la nature purement géographique de l’espace qui, étant divisible, est lisible sur une carte à l’aide des index qui s’y trouvent sans pour autant avoir recourt à des indices ou à des icônes. En effet, il est à l’image d’un objet dénotatif qui nous suggère l’image diagrammatique de la sémiotique peircienne. D’autre part, la dimension symbolique de l’espace hydrique qui émane d’une extension à la fois culturelle et mémorielle est, inéluctablement, iconique du fait qu’elle est subjective et axée sur une profondeur temporelle. C’est ainsi que germe une harmonie spatiale hybride entre le calcul idéel de l’espace et le vécu existentiel du lieu.
Cauquelin prolonge sa réflexion vers l’espace numérique en distinguant les nuances du possible, du virtuel et du réel. Elle s’appuie dans son raisonnement sur la logique aristotélicienne de sorte que, d’une part, l’articulation du couple puissance/accomplissement — dynamis/entéléchie — nous permette de saisir le virtuel et l’immatériel, et de l’autre part, l’articulation du couple mouvement/acte — kynesis/energeia — s’emploie à l’appréhension du concret, du sensible contingent et du matériel, c’est-à-dire le possible[7]. À titre d’exemple, le réseau du web est un espace virtuel étant structuré de façon syntagmatique par une multitude d’algorithmes mathématiques infinis. Quant à la notion du possible, elle correspond davantage à de possibles compositions paradigmatiques de ces algorithmes et aux interprétations que celles-ci suggèrent[8]. D’ailleurs, à l’instar des sites web, les œuvres d’art numériques constituent l’un des meilleurs exemples d’un espace numérique hybride où se fond la réalité virtuelle dans le possible. En effet, l’expérience de l’interactivité suggérée dans ce type de pratique artistique non seulement reconfigure le rapport spectateur/artiste, mais matérialise parfaitement le flot de possibilités et d’interprétations qu’elle peut générer.
L’une des œuvres événementielles — qu’on peut aussi qualifier de multiplateformes — les plus parlantes à ce propos est l’installation interactive « PHONOPHOTOPIA », de Hololabs et DJ Kid Koala, présentée en avril 2014 au Quartier des spectacles de Montréal, dans le cadre de l’événement « Maclaren mur à mur », en hommage au cinéaste Norman Maclaren[9]. L’espace virtuel s’estompe et cède la place à l’espace hybride en vertu des possibilités quasi illimitées générées par l’intervention du spectateur. En d’autres termes, l’hybridation de l’espace numérique se situe à l’angle du possible, c’est-à-dire la variation selon laquelle on peut organiser les cubes de bois sur le convoyeur, et du virtuel, qui n’est d’autre que l’algorithme qui a permis aux artistes de concevoir leur œuvre. Le schéma de la figure 1, inspiré de l’approche notionnelle de l’espace hybride de Cauquelin, explicite davantage les articulations à partir desquelles germe cette hybridation spatiale. En revanche, multiplier les possibilités, c’est aussi accroître les récits et, éventuellement, les sens et les significations. En effet, ce type de pratique artistique ne génère pas un procédé énonciatif linéaire dont la trame narrative est prédéfinie et stabilisée par des formes plastiques statiques. Entre autres, on peut avoir plusieurs interprétations d’une peinture sans pour autant modifier ses couleurs, ses lignes, etc. Au contraire, l’espace hybride génère un récit dit « interactif » qui s’organise suivant un mode discursif à la fois multiple et singulier. Il est détaché de ses marques d’énonciation, déconnecté du temps, tout en étant ancré dans le présent vu qu’il est régi par un accord préalable (dispositif). Le récit interactif donne à voir et se donne à voir ; c’est un récit qui en génère un autre. Quant à l’espace hybride numérique, c’est un lieu expérimental par excellence où se manifeste l’artiste à travers son œuvre et les variations de cette dernière en établissant un rapport conversationnel dynamique avec le spectateur. C’est dans cet esprit que s’inscrit « PHONOPHOTOPIA », une boucle dynamique, linéaire et non redondante où l’on suggère une nouvelle perception de la fameuse expérimentation cinématographique (Dots) en la simulant, de sorte que chaque spectateur puisse vivre une expérience unique. De même, cette œuvre met en lumière l’une des notions clefs du design interactif qui « vise à imaginer des stimuli multisensoriels à travers lesquels l’utilisateur peut créer sa propre signification »[10]. Autrement dit, « PHONOPHOTOPIA », par l’intermédiaire de son espace hybride, incarne une dimension sémiotique dans laquelle s’articule un patrimoine collectif aux émotions individuelles du spectateur dans le cadre d’une médiation événementielle.
Finalement, c’est en saisissant le dédoublement de la notion du « site » qu’on a pu appréhender sa structure spatiale hybride, aussi bien dans l’espace géographique que dans l’espace numérique. Ainsi, nous sommes en mesure d’élaborer un discours cohérent ou une lecture sémiotique de ce type d’événements.

Figure 1 : schéma d’un espace hybride : «PHONOPHOTOPIA»
[1] Mons, Alain, « Questions à Anne Cauquelin et François Laplantine. Entretiens avec Alain Mons », Espace, corps, communication, nº 21, 2004, p. 5-30.
[2] Cauquelin, Anne, Le site et le paysage, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2013 [2002].
[3] Cauquelin, Anne, op. cit. p. 11.
[4] Gérard Chouquer, « Anne Cauquelin, L’invention du paysage. Paris, PUF, 2000, 180 p. (« Quadrige »). Et : Le site et le paysage. Paris, PUF, 2002, 194 p. (« Quadrige »). », Études rurales [en ligne], 163-164 | 2002, mis en ligne le 25 juin 2003, consulté le 2 mars 2016. URL : http://etudesrurales.revues.org/129
[5] Vernant, Jean-Pierre, « L’organisation de l’espace », dans Mythe et pensée chez les Grecs : études de psychologies, Paris, La découverte, 2005, p. 153 – 263.
[6] Cauquelin, Anne, op. cit. p. 77.
[7] Ibid. p. 128 – 131.
[8] Cauquelin, Anne, op. cit. p. 137.
[9] http://www.mclarenwalltowall.com/fr/ consultée le 29 février 2016.
[10] Ambrose, Gavin, Salmond, Michael, Les fondamentaux du design interactif, Paris, Pyramyd, coll. Les fondamentaux, 2013, p. 58.
Article par Nizar Haj Ayed.