INTRODUCTION
Jeff Koons (1955-) est un des artistes américains les plus populaires et controversés de la période de l’après-guerre. Depuis plus de trois décennies, sa pratique artistique interroge les limites entre l’art, la culture populaire et la fabrication industrielle d’objet d’art. En effet, sous la déposition légale de la compagnie Jeff Koons LLC[1], l’artiste engage aujourd’hui plus de 120 assistants à son studio new-yorkais de Hell’s Kitchen : The Koons Studio (Rothkopf, 2014).
En lien avec le concept de l’hybridité, j’entends exposer sous un jour nouveau les enjeux symboliques d’une fusion du statut d’artiste et de représentant commercial véhiculés par les nombreuses collaborations médiatiques de Koons.
1. Mise en contexte
Après avoir occupé le poste de courtier à Wall Street pour financer sa production artistique dans les années quatre-vingt (Cosulich Canarutto, 2006), la carrière de Koons s’impose en 1988, lorsqu’il sera représenté simultanément par trois galeries internationales : Sonnabend (New York), Max Hetzler (Cologne), Donald Young (Chicago) (Siegel, 2009).
Selon la philosophe Anne Cauquelin (1992), à l’aube des années 1990, les productions artistiques ont été frappées par la pression exercée par le régime de la communication. Cette conjoncture particulière du champ artistique[2] a eu pour effet d’augmenter le nombre d’acteurs spécifiques (galeristes, publicistes, agents) travaillant à la circulation et au pouvoir de séduction de l’œuvre d’art (valeur signe) (Cauquelin, 1992). Koons a donc bénéficié, à ce moment, de l’investissement publicitaire de ses trois galeristes pour assurer le rayonnement de sa pratique.
C’est à ce moment-là qu’il engagea une firme spécialisée en relation publique pour le conseiller à propos de son identité médiatique (Bove, 2014). Aux suites de leurs directives, Koons utilisa l’espace d’affichage de quatre revues spécialisées en art (Art, Art in America, Flash Art, Artforum,) pour la promotion de son exposition Banality (1988). En plus d’être la figure centrale de chacune des publicités, il supervisa leur direction photographique (Warr ; Jones, 2005) (Figure 1).
Si ces quatre publicités ont pour but premier de promouvoir l’exposition Banality, paradoxalement, elles excluent toutes références à celle-ci. En effet, à la façon de ces prédécesseurs, les artistes Lynda Benglis[3] et Robert Morris[4], Koons accapara l’espace commercial de ces magazines afin d’élever un discours autour de sa persona. La singularité du geste de Koons réside dans son ambition de détourner l’objet principal de l’exposition Banality, c’est-à-dire les sculptures kitsch de cette collection, en faveur de son autopromotion pure. Si la série de publicités pour cettedite exposition marque l’intérêt annonciateur de Koons à l’effet de médiatiser son identité, depuis, l’artiste n’a cessé de répéter son implication dans le processus de commercialisation de différents produits et d’œuvres d’art.
2. Collaborations commerciales
Souvent inhérentes à la stratégie publicitaire, les nombreuses entrevues, annonces et premières d’événements dans lesquelles Koons a été impliqué lui ont permis de jouir d’une exposition publique d’envergure. Qu’il s’agisse des retombées de son mariage (ex. New York Post (PAGE SIX), Vogue) en 1991 avec la star de la pornographie italienne La Cicciolina (Ilona Staller), duquel l’œuvre Made In Heaven (1989) constituera une prémisse, ou ses associations avec la maison Mouton Rothschild pour l’étiquette de leur millésime 2010, et le détaillant Bernardaud pour des séries de porcelaine exclusives (depuis 2013), l’artiste a géré avec assiduité son image publique.
Plus récemment, la majorité des collaborations commerciales de Koons mettent en valeur ses œuvres en acier inoxydable autoréflexif. À titre d’exemple, en 2013, il signe la pochette du quatrième disque de a chanteuse populaire Lady Gaga (ARTPOP) où elle apparaît derrière la sculpture Gazing Ball (2013). Celle-ci est aussi reprise par la vedette comme accessoire scénique lors de différentes prestations. La même année, Koons conceptualise aussi l’emballage de l’édition des fêtes de la maison de champagne Dom Pérignon, mettant cette fois l’accent sur l’œuvre Balloon Venus (2008-2012).
Enfin, lors de sa rétrospective au musée Whitney de New York (2014), l’artiste s’entend avec les chaînes de magasins suédoises H&M pour la confection d’un sac à main abordant l’imprimé du Balloon Dog (1994-2000). De plus, lors de cette même exposition, la mise en place stratégique du mot-clique « #ArtSelfie » invitera le public à se prendre en photo dans les œuvres autoréflexives de Koons, pour ensuite les diffuser à l’intérieur de leurs réseaux sociaux (Rothkopf, Blasberg, 2014).
3. Relation de confiance
Selon l’hypothèse de la professeure d’histoire de l’art Isabelle Graw (2014), le travail de Koons s’appuierait sur la relation de « confiance » consubstantielle à sa réputation artistique. L’auteure indique que l’effet de « confiance » provoqué par les œuvres de Koons sur un public serait relatif à la crédibilité que lui ont préalablement attribuée des agents du champ de l’art : sa valeur symbolique. L’acquis de cette reconnaissance se manifesterait, entre autres, par la production d’un discours scientifique autour de la pratique artistique de Koons ainsi que de la mise en exposition en milieu institutionnel de ses œuvres. Ce jugement intellectuel contribuerait ainsi au maintien d’une psychologie sentimentale centrale au système de croyances du champ de l’art (Graw, 2014, p. 230).
Cette donnée serait aussi fondamentale à la mise en place du concept de spéculation lors de transactions artistiques au sein du marché de l’art, en raison de l’influence mutuelle exercée par le succès institutionnel et la réussite économique d’un artiste (Quemin, 2013). Plus un artiste est exposé en milieu muséal, plus ses œuvres sont en demande sur le marché de l’art. Si la reconnaissance intellectuelle d’une œuvre d’art contribue à l’établissement d’une relation de confiance chez son public, Graw souligne aussi que la persona de l’artiste est un véhicule de crédibilité depuis, entre autres, le recueil Les Vies (1550) de Giorgio Vasari (Graw, 2014, p. 229).
Dans la logique médiatique des sociétés actuelles, bien que le travail créatif de Koons soit aujourd’hui absent de toute production immédiate d’œuvre d’art, c’est précisément cette dissociation qui est aujourd’hui la source de sa valeur (Graw, 2014, p. 233). En effet, ce serait à travers sa manifestation publique que Koons arriverait à maintenir vivant le mythe de sa persona (Graw, 2014, p. 233). La publicité générée par l’artiste agirait telle une preuve de son existence, primordiale au roulement du Koons Studio (Graw, 2014, p. 232).
CONCLUSION
Si l’ironie dandy nous apprend que les « choses n’ont de prix que celui que nous leur attachons[5] » (Bourriaud, 1999, p. 48), Koons aura certainement su, à la façon de Georges Brummell, Oscar Wilde ou Charles Baudelaire, s’insérer de façon légitime dans un milieu qu’il remet en question par l’exagération de ses actions les plus banales (Ralickas, 2005, p. 47). Au sens de la théorie de l’esthétique du comportement de l’auteur Nicolas Bourriaud (1999), le dandysme se rapprocherait de la pensée conceptuelle d’artistes tels que Marcel Duchamp, Yves Klein ou Andy Warhol, en ce que la dépersonnalisation de leurs œuvres[6] eut pour conséquence directe de transiter vers le propos central de leur pratique : leur statut singulier d’artiste.
Selon cette logique, ironiquement, l’implication quasi totale de Koons dans la stratégie publicitaire lui assurerait de garder le mythe de sa réputation actif et, en raison de la demande générée par une telle exposition, de stabiliser le niveau d’envie entourant ses œuvres. Enfin, si le comportement de Koons révèle sans surprises les fondations hautement spéculatives du marché de l’art contemporain, indistinctement, il met aussi en jeu une autorité artistique légitimement acquise.

1. Publicité pour « Banality Jeff Koons, Art Magazine, 1988

2. Publicité pour Dom Pérignon Balloon Venus, 2013
LISTE DE RÉFÉRENCES
Ouvrages
Bourdieu, Pierre. (1979). La Distinction : Critique sociale du jugement. Paris : Les Éditions de Minuit.
Bourriaud, Nicolas. (1999). Formes de vie : L’art moderne et l’invention de soi. Paris : Denoël.
Cauquelin, Anne. (1992). L’art contemporain, Paris : Presses universitaires de France.
Cosulich Canarutto, Sarah. (2006). Jeff Koons. Paris : Hazan.
Heinich, Nathalie. (1996). Être artiste. Paris : Klincksieck, « Coll. 50 questions ».
Quemin, Alain. (2013). Les stars de l’art contemporain : Notoriété et consécration artistique dans les arts visuels. Paris : CNRS.
Warr, T. et Jones, A. (2005). Le corps de l’artiste. Paris : Phaidon.
Essai
Graw, Isabelle. (2014). « LIFE AS A RESOURCE: Mythologization, Self-Marketing, and the Creation of Value in the Work of Jeff Koons, » in Rothkopf, Scott. (dir.) Jeff Koons. A Retrospective. New York : Whitney Museum of American Art, 229-234.
Article
Bove, Carol. (2014). « Sans titre ». Artforum, 53 (1), 316.
Ralickas, Eduardo. (2005). « Moitié-moitié (Quelques notes sur la dualité, la divisibilité et l’autoportrait d’artistes en habits dandys) : Gilbert & George / McDermott & McGough / Rodney Graham » (Montréal). ETC , (69), 41-47.
Article de source électronique
Rothkopf, S. Blasberg, D. (2014). « The Last 36 Hours : Koons at the Whitney ». Galerie Gagosian (New York).
Récupéré de
http://www.gagosian.com/now/the-last-36-hours–koons-at-the-whitney
Catalogue d’exposition
Rothkopf, Scott. (2014). Jeff Koons. A Retrospective. New York : Whitney Museum of American Art.
Siegel, K., Holzwarth, H. W. Sischy, I., Schneider, E. (2009). Jeff Koons. Hong Kong : Taschen.
NOTES
[1] « Limited Liability Company »
[2] Vocabulaire de Pierre Bourdieu (1979).
[3] En référence à une publicité de Benglis publiée dans Artforum en 1974.
[4] En référence à l’affiche-autoportrait de Morris pour une exposition de la Castelli-Sonnabend Gallery
de New York en 1974.
[5] En référence à Jules Lemaître (1895).
[6] Vocabulaire de Nathalie Heinich (1996).
Article par Anne-Isabelle Pronkin.