Monday

17-03-2025 Vol 19

Subjectivation et résistance en régime pharmacopornographique

En 1990, Gilles Deleuze écrit dans le premier numéro de L’Autre Journal : « Ce qui compte, c’est que nous sommes au début de quelque chose [1]». Inspiré par l’œuvre de William Burroughs, le philosophe utilise alors le terme « contrôle [2]» pour qualifier le nouveau monstre qui caractérise, selon lui, nos sociétés contemporaines. Symptomatiques de la mutation du système capitaliste qui s’opère durant le XXe siècle[3], les sociétés de contrôle s’organiseraient autour de dispositifs de pouvoir [4] nouveau genre ; le panoptique foucaldien étant en voie de céder sa place aux « formes ultra-rapides de contrôle à l’air libre [5]» de l’entreprise.

Vingt ans plus tard, c’est ce glissement et ses effets qui sont analysés plus en profondeur par le philosophe queer Paul Beatriz Preciado. Laissant de côté le syntagme de Deleuze, ce dernier utilise l’adjectif pharmacopornographique pour parler de notre société occidentale régie par une troisième forme « de capitalisme chaud[e], psychotropique et punk [6]». Sous un angle sexopolitique, les recherches de Preciado esquissent « une nouvelle chronologie des transformations de la production industrielle du siècle dernier [7]» et démontrent comment le système capitaliste actuel repose sur « la gestion biomédiatique de la subjectivité, au travers de son contrôle moléculaire et de la production de connexions virtuelles audiovisuelles [8]». Le tout aborde ainsi de manière beaucoup plus tangible la dynamique de pouvoir particulière que percevait Deleuze. Les dispositifs pharmacopornographiques typiques sont des laboratoires étatiques miniaturisés (la pilule contraceptive, le Prozac, le Viagra, le Tepazepam, la Ritaline, etc.) qui ont la capacité de codifier, imiter, et répéter coercitivement des processus biologiques[9]. Ils mettent en branle des échanges sémiotechniques qui brouillent la frontière entre dispositif et vivant. La société occidentale décrite par Preciado est donc « habitée par des subjectivités toxico-pornographiques [qui se définissent] par la ou les substance(s) qui dominent leur métabolisme, par les prothèses cybernétiques qui leur permettent d’agir [et] par le type de désirs pharmacopornographiques qui orientent leur action [10]».

L’intérêt de l’analyse de Preciado réside en grande partie dans le fait qu’il réussit à rendre compte du caractère ambivalent de cette condition hybride. Bien que cette dernière soit présentée comme une fatalité à laquelle le sujet occidental ne peut jamais complètement échapper, elle est aussi ce à partir de quoi ce dernier peut espérer : « Nous avons fermé les yeux, mais nous continuons de voir à partir un ensemble de technologies, d’implants politiques que l’on appelle vie, culture, civilisation. C’est […] uniquement à partir de et à travers ce dispositif biotechnologique qu’il est possible d’oser la révolution [11]». Se dessinent alors les bases d’une politique de résistance qui tient compte des spécificités des processus de subjectivation propres à notre époque, sans tomber dans le progressisme-réactionnaire [12] dont témoignent souvent les tenants de la réalité augmentée.

Voyant l’irruption du mouvement punk des années soixante-dix comme la dernière explosion lucide de ce qui semble aujourd’hui le seul idéal partagé par notre espèce[13], Preciado considère qu’il est primordial de se défaire des deux pièges narratifs qui minent habituellement les discours sur le futur de l’espèce humaine[14] pour investir notre chute en imaginant les principes constitutifs d’une philosophie féministe queer à la hauteur de notre modernité pornopunk :

Première devise d’un féminisme à hauteur de la modernité pornopunk : ton corps, le corps de la multitude, et les trames pharmacopornographiques qui les constituent sont des laboratoires politiques, en même temps effets de processus de sujétion et de contrôle et espaces possibles d’agencements critiques et de résistance à la normalisation. Je plaide ici pour un ensemble politique d’expérimentation corporelle et sémiotechnique qui, face au principe de représentation politique (qui domine notre vie sociale et qui est à la base des mouvements politiques de masse tant totalitaires que démocratiques), soit régi par le principe que j’appellerai en suivant les intuitions de Peter Sloterdijk, « principe autocobaye ».

Cet appel au repli sur soi, pour se faire le rat de son propre laboratoire[15], implique un rapport à la subjectivation différent de celui qu’on retrouve, par exemple, chez Paul Chamberland. Bien qu’elle soit catalysée par un contexte social similaire, la réflexion que Chamberland livre dans Une politique de la douleur [16] repose sur une distinction claire entre les notions de sujet et d’objet. Le discours technoscientifique participe, selon lui, à une politique de la haine qui humilie et violente « l’homme » en le surobjectivant. Par le fait même, c’est à travers « la subjectivité et la vérité à laquelle elle donne prise [17]» que l’humanité est appelée à résister à son anéantissement. Dans la foulée de Donna Haraway, Preciado démontre plutôt comment notre époque est justement caractérisée par l’implosion de la dichotomie sujet/objet. En ce sens, la résistance autocobaye part du précepte que la frontière entre souveraineté et aliénation est d’emblée brouillée ; son but n’étant « pas de révéler [une supposée] vérité occulte de la nature, mais d’expliciter les processus culturels, politiques et techniques à travers lesquels le corps comme artéfact acquiert un statut naturel[18] ».

L’atelier drag-king, un des exemples d’expériences autocobayes citées dans Testo junkie, est donc d’abord un processus de dé-subjectivation : les participantes prennent conscience du caractère d’orthopédie culturelle de leur féminité pour s’en déprendre. Alors, dans le miroir, apparaît un homme :

Sans mystère, il est simplement moi, mais c’est un homme. Ou plutôt, il se présente comme s’il était un homme. Je ne le fabrique pas, il n’est pas un personnage de théâtre, il émerge de ce que je suis, de la manière dont je me suis toujours vue. La différence avec avant, c’est que désormais c’est visible pour les autres. Je ne le cache plus derrière le nom qui m’a été donné[19].

Cette expérience collective de la dimension construite et arbitraire du genre, remet en question l’unité subjective des participantes et, par le fait même, ouvre la voie à une culture de résistance en exposant un fait primordial : le régime de production pharmacopornographique cache ses fondations ultra-constructivistes sous les apparences du naturel. Exposé, ce ratage dans la structure devient une faille permettant d’habiter des positions d’énonciations dissidentes. Les drag-kings permettent ainsi d’entrevoir la possibilité d’une résistance tangible, qui s’oppose à celle des « belles âmes humanistes qui se contentent de proclamer qu’un autre monde est possible [20]», en ouvrant le monde qu’est le nôtre au chaos de nos vies, de nos perceptions, de nos désirs et de nos répulsions.

NOTES

[1] Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, [document en ligne, copillé par une employée de l’industrie de la photocopieuse], [1990], p. 7. [https://infokiosques.net/imprimersans2.php3?id_article=214]

[2] Ibid., p. 2.

[3] « Le capitalisme du XIXe siècle est à concentration, pour la production, et de propriété. […] [D]ans la situation actuelle, le capitalisme n’est plus pour la production […] C’est un capitalisme de surproduction. […] Ce qu’il veut vendre, c’est des services, et ce qu’il veut acheter, ce sont des actions. […] Aussi est-il essentiellement dispersif, et l’usine a cédé la place à l’entreprise. La famille, l’école, l’armée, l’usine ne sont plus des milieux analogiques distincts qui convergent vers un propriétaire, État ou puissance privée, mais les figures chiffrées, déformables et transformables, d’une même entreprise qui n’a plus que des gestionnaires. […] On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde ». Ibid., p. 5.

[4] Dans la foulée de Michel Foucault, Giorgio Agamben définit la notion de dispositif ainsi: « […] j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ». Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages poche, 2007, p. 31.

[5] Gilles Deleuze, op.cit., p. 3.

[6] Paul Beatriz Preciado sous Beatriz Preciado, Testo Junkie, Paris, Grasset, 2008, p. 31.

[7] Ibid., p. 24.

[8] Ibid., p. 31.

[9] Ibid., p. 154.

[10] Ibid., p. 33.

[11] Ibid., p. 294.

[12] J’emploie ici le terme réactionnaire à la manière de Judith Jack Halberstam lorsqu’illes l’oppose à une politique gaga queer provocante : « Reactive politics are weak and defensive, are defined by opposition, and tend to retreat into justifications instead of moving forward through provocations » J. Jack Halberstam, Gaga Feminism : Sex, Gender and the End of Normal, Boston, Beacon Press, 2012, p. 104.

[13] « L’instinct de jouissance comme instinct de mort » Paul Beatriz Preciado, op.cit., p. 296.

[14] Citant Donna Haraway et Peter Sloterdijk, Preciado établit qu’il s’agit de la tentation messianique et la tentation apocalyptique. Ibid., p. 298.

[15] Ibid., p. 301.

[16] Paul Chamberland, Une politique de la douleur : Pour résister à notre anéantissement, Montréal, VLB Éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2004.

[17] Denise Brassard, « Vous êtes ici où de l’humanité est anéantie », [En ligne], À bâbord, no 30, été 2009. [https://www.ababord.org/Vous-etes-ici-ou-de-l-humanite-est]

[18] Paul Beatriz Preciado, op.cit., p. 33.

[19] Ibid., p. 315. À l’époque où il écrit Testo Junkie, Preciado se genre au féminin.

[20] Érik Bordeleau, Foucault anonymat, Montréal, Le Quartanier, coll. « Essais », 2012, p. 63. (Bien que je l’aie cité plus haut, je ne vise pas ici Paul Chamberland, qui a une pensée beaucoup plus nuancée comportant plusieurs aspects éclairants.)

Article par Julien Guy-Béland.


        

Artichaut magazine

— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM